Chapitre
XII
Chrysalide
Cette
salle avait une odeur détestable. Des volutes pimentées
d'ammoniaque et de formol flottaient dans l'air. Cela laissait au
fond de la gorge un goût piquant accentué par les capacités de la
neuroglotte, l'implant buccal propre à tous les Astartes qui leur
offrait des capacités sensorielles décuplées.
Numéro
Neuf avait l'impression d'avaler des aiguilles à chaque inspiration.
A cela s'ajoutait la présence invasive de piques sensitifs sur tout
le corps. Son dos était humide de sueur et collait à la table
froide sur laquelle il était étendu.
L'inaction
faisait bouillir son impatience, il détestait cette impression de
vulnérabilité. Sous ses côtes remuaient des appendices froids et
mécaniques, qui travaillaient sans aucune considération sur la
douleur qu'ils provoquaient. Il avait l'impression que son ventre
s'était changé en nid de vipères.
Il
grogna et redressa la tête pour regarder son tortionnaire à travers
la forêt d'accessoires médicaux plantés dans son corps. Des
lentilles sans vie et froides lui rendirent son regard, ou ne le lui
rendirent pas. Il voulait prendre la tête du serviteur médical dans
ses mains et lui arracher de son corps bionique pour voir si son sang
était rouge. C'est en voulant s'élancer qu'il se rappela qu'il
était maintenu captif par des verrous bien trop solides pour lui
malgré la force que son corps avait développé.
Comme
pour le rappeler à l'ordre, quelque chose se déchira dans son
thorax et lui fit cogner l'arrière du crâne sur la table en serrant
les dents dans un râle. Les muscles de son cou étaient tendus et
parcourus de veines qui pulsaient douloureusement jusque dans son
cerveau.
-
La douleur est une donnée, un indicateur, une provocation.
La
voix de Lebian semblait venir de partout et nulle part à la fois.
-
Transformez cette sensation traîtresse en alliée. Servez-vous en
pour alimenter votre second souffle et votre rage, initiés.
Numéro
Neuf appliquait déjà cette consigne à la lettre. Il aurait donné
n'importe quoi pour éventrer chaque esclave semi-artificiel de
l'Apothecarion. A côté de lui, mais en dehors de son champ de
vision, un autre initié criait des injures à la créature qui
s'occupait de lui. Les implants Astartes nouvellement greffés
posaient parfois des problèmes de compatibilité et d'adaptation. Il
fallait donc stimuler les chairs localement pour forcer l'organisme à
développer une symbiose avec l'intrus.
En
temps normal, ces opérations sont assurées par un Apothicaire de la
légion, un Astartes, qui procède à une anesthésie et travaille
sur le corps des initiés avec le même soin qu'avec n'importe quel
frère. L'absence d'Apothicaire à bord impliquait qu'il fut remplacé
par des serviteurs spécialisés, autrefois humains mais pour autant
dénués d'humanité. Ces êtres artificiels plongeaient leurs
membres métalliques sans ménagement dans les viscères avec pour
seul but d'accomplir leur tâche au mépris des conséquences sur le
sujet.
Lebian
avait fait l'effort de préparer lui-même les doses d'anesthésiant,
mais celles-ci s'étaient révélées inefficaces. La greffe du
Nodule Cataleptique, implant régulateur du sommeil, était bien trop
fraîche pour que les initiés bénéficient pleinement de ses
capacités. En réaction à la perfusion, il avait produit de
l'adrénaline en masse, ce qui imposa aux initiés l'expérience
d'une incision médiane de l'abdomen et son lot de sensations, ses
vertiges, et toute sa douleur. L'archiviste vit alors cet échec
comme une opportunité de renforcer encore plus le mental des futurs
Astartes qui se débattaient, ruisselants de sueur, alors que des
servo-crânes flottaient autour d'eux en surveillant leurs signes
vitaux et qu'une armée de serviteurs fouillaient leurs chairs dans
un silence fantomatique.
Numéro
Neuf, et tous les autres à n'en pas douter, vivaient une des
expériences les plus humiliantes de leurs vies, incapables de bouger
ou de se défendre malgré leurs efforts. Lebian savait cela. Il
sondait leurs esprits en étendant de fins volutes de sa propre
psyché. La plupart ne pouvaient penser à rien d'autre qu'à leur
douleur, mais certains avaient des réminiscences de leur vie
d'avant. Le souvenir d'une vieille blessure, d'une personne chère,
une soif de sang opiniâtre mue par la colère...mais pas de
tristesse ou de lâcheté. Pas d'apitoiement ni de lamentation.
Lebian s'en félicitait.
Ces
initiés feraient bientôt partie d'une élite pour laquelle ces
notions ne seraient plus qu'une conséquence de leurs actes.
Alimenter leur colère et leur férocité échoyait, en temps normal,
aux litanies prodiguées par Corten et aux brimades harceleuses de
Veryn. Cependant, cette opportunité était de celles que Lebian
savait saisir au vol. De sa position, il observait les tables
d'opération rangées en lignes parallèles en une longue colonne
face à lui.
Les
formes torturées des initiés remuant sous les griffes sans pitié
des adeptes, leur complainte commune, l'odeur métallique du sang
qui coulait en filets vers l'évacuation au centre de la pièce, les
bruits mécaniques des moniteurs...pendant un instant, Lebian se
sentit comme le chef d'orchestre d'une symphonie macabre. Sa voix
porta si loin qu'elle fut reprise en écho par les abysses du plafond
qui se trouvait loin au-dessus d'eux.
-
Vous êtes des fils de Nostramo ! Cette douleur est un viol,
elle vous ravage sans pitié car elle se moque de savoir qui vous
êtes ! Vous n'avez cure de savoir pourquoi ou comment elle se
manifeste ! Elle est là ! Vous êtes ses proies, ses
victimes, vous êtes son repas ! Sentez sa morsure, sentez la
rage qu'elle provoque en vous, la frustration qui court comme de
l'acide dans vos veines ! C'est la douleur d'une lame dans votre
flanc, c'est l'impact d'un obus dans vos organes, c'est l'onde de
choc d'une bombe à fusion, c'est la dernière chaleur avant la
froideur de la mort !
L'archiviste
descendit de son estrade et se mit à marcher entre les deux colonnes
d'opération. Comme il le faisait, il déploya un peu plus ses sens
pour connecter entre eux les esprits vulnérables des initiés. Le
sommet de sa coiffe laissa échapper de minces éclairs qui couraient
en liens fugaces entre son armure et son crâne chauve. Chacun de ses
pas laissait une fine pellicule de glace sur le sol en acier, qui
fondait immédiatement pour se mélanger au sang chaud qui ruisselait
des tables d'opérations.
-
Voyez ! Reprit Lebian d'une voix forte. Voyez, ce que vos frères
endurent ! Voyez par votre esprit ce qu'expriment le leur !
Vous êtes liés par la douleur et la colère, unissez-vous dans
votre foi pour résister à cette torture et faites-en votre alliée.
Ripostez en rendant cette douleur à votre ennemi, comme l'Imperium
châtie les traîtres à sa Croisade. Chaque monde dissident est une
lame dans le dos de l'Empereur, autant de mondes que de formes que
peut prendre la douleur ! Appropriez-vous cette souffrance,
appropriez-vous ces mondes, n'éprouvez aucune pitié pour celui qui
menace la civilisation humaine et la grande entreprise de l'Empereur.
De Terra à Nostramo, cette douleur n'a cessé de saigner l'essor de
l'humanité, il est temps de lui rendre la monnaie de sa pièce !
Lebian
sentait la vindicte naître et grandir dans chaque esprit. Voilà qui
était parfait, ce noyau de haine et d'agressivité allait perdurer,
endormi mais alimenté. Les initiés possédaient une technique
prometteuse, Veryn y avait veillé. La simulation en combat urbain
l'avait démontrée de la plus belle manière, bien que Lebian n'usât
de ses moyens qu'avec beaucoup de réserve.
La
résistance physique et mentale des initiés à cette opération
était à ses yeux suffisante pour justifier l'implantation des
glandes progénoïdes. Après tout, ils étaient tous natifs de
Nostramo et le patrimoine génétique des Night Lords était
extrêmement pur. Il faudrait néanmoins attendre qu'ils soient remis
de cette expérience déplaisante, mais Lebian estimait qu'ils
étaient plus que capables, sur le plan psychique du moins,
d'accomplir leur dernière épreuve.
La
porte de l'Apothecarion s'ouvrit sans que personne, et sûrement pas
les initiés, n'y prête attention. L'armure ouvragée du Chapelain
Corten ajouta à l'air moite un parfum de cire brûlée émanant des
parchemins récemment appliqués à son armure noire. Le faciès
mortifère étudia à distance le travail des serviteurs, alors que
l'affichage tête haute de ses lentilles affichait devant ses yeux
les données vitales de chaque initié. Lebian le rejoignit sur
l'estrade, son armure rivalisant d'ornements et de symboles.
-
Frère-Chapelain, le salua-t-il.
-
Lebian, répondit ce dernier, sa voix rendue grave et parasitée par
le vox de son casque.
Les
deux hommes ne dirent rien pendant quelques secondes. L'opération
approchait de son terme.
-
Comment s'en sortent-ils ? Demanda le chapelain.
-
Sur le plan psychique, ils sont en très bonne voie. Le plan physique
subit des aléas courants de compatibilité mais rien qu'ils ne
puissent apparemment surmonter, répondit Lebian, appuyant sa parole
d'un geste de la main vers les initiés.
Corten
porta les mains à son casque et le retira, prenant une inspiration
et affichant un déplaisir notable face à l'odeur de la salle. Il
ferma ses yeux noirs, et l'archiviste savait que cela était le signe
d'une réflexion.
-
Il faut lancer le processus d'implantation du patrimoine génétique,
dit-il enfin d'une voix calme.
-
Le moment viendra bientôt, Frère-Chapelain, où ils seront prêts.
-
Je n'ai pas dit qu'il le faudrait bientôt, Lebian. J'ai dit qu'il le
faut.
La légion ne nous attendra pas éternellement, et notre mission
souffre déjà d'un retard conséquent. Un message de la flotte
expéditionnaire principale a été relayé par l'astropathe il y a
une heure.
INTERVENTION
TERMINÉE, DÉBUT DE LA SÉQUENCE DE CICATRISATION, annonça une voix
grésillante qui émanait de l'ordinateur central où se rejoignaient
les semi-consciences des serviteurs médicaux.
Quelques
secondes s'écoulèrent avant que Lebian ne tourne la tête vers
Corten, pour finalement lui poser la question.
-
Quel était le contenu du message ?
Le
chapelain demeura impassible, les yeux baissés vers les initiés
épuisés dont le destin serait bientôt scellé. Sa voix exprimait
l'ampleur de la situation à venir.
-
Notre Père veut s'assurer que l'entreprise qu'il m'a confié ne sera
pas vaine, il en va de l'avenir de la légion. L'épreuve finale sera
supervisée par un émissaire qui sera chargé de rapporter
directement au Seigneur Curze la réussite ou l'échec de notre
mission ici.
La
voix perçante de Veryn fut une note désagréable de plus dans
l'ambiance de l'Apothecarion.
-
A vous entendre, Corten, cet émissaire ne doit pas tenir une place
de choix dans votre cœur !
-
Je puis vous assurer, Veryn, que personne n'aura dans mon cœur une
place plus ridicule que la vôtre. Pas même celui que notre Père
nous envoie.
-
Eh bien, eh bien, souffla Veryn sur un ton désinvolte, voilà une
chance pour moi de partager un point commun, ces dernières années
ont passé de manière bien fade.
-
Cessez vos enfantillages, répondit Corten d'un ton froid. Dans
quelques jours nous serons en route pour la flotte expéditionnaire,
ou nous subirons les conséquences de nos actes. Le message que nous
avons reçu émanait de l'Intomia.
A
l'évocation de ce nom, tout parut soudain silencieux. Lebian et
Veryn devinrent immobiles comme des statues, leurs yeux campés dans
ceux du chapelain. Ce fut Lebian qui parla le premier, le visage
marqué par la stupéfaction.
-
Vous ne voulez pas dire que...
-
C'est le Premier Capitaine qui sera juge de l'épreuve, le coupa
Corten sur un ton qui trahissait sa contrariété. Notre Père nous
envoie Sevatar.
Le
poids de cette nouvelle fit comprendre à Lebian la raison pour
laquelle Corten affichait une moue aussi marquée. Veryn regardait le
sol les bras croisés, tapotant son armure de l'index d'un air égaré.
La voix automatique les tira de leurs pensées, accompagnée des
claquements de déverrouillage des entraves d'opération.
INJECTION
DE SÉDATIFS POUR PHASE DE RÉADAPTATION. PHASE DE RÉVEIL DANS 5
HEURES STANDARDS. OPÉRATION TERMINÉE.
Veryn
inspira du nez bruyamment, avant de tourner la tête vers Lebian,
comme il se rappelait quelque chose.
-
Au fait, Frère-Archiviste, j'ai appris que vous étiez mort ?!
*
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