dimanche 19 juillet 2020

Chapitre XII - Chrysalide




Chapitre XII

Chrysalide









Cette salle avait une odeur détestable. Des volutes pimentées d'ammoniaque et de formol flottaient dans l'air. Cela laissait au fond de la gorge un goût piquant accentué par les capacités de la neuroglotte, l'implant buccal propre à tous les Astartes qui leur offrait des capacités sensorielles décuplées.

Numéro Neuf avait l'impression d'avaler des aiguilles à chaque inspiration. A cela s'ajoutait la présence invasive de piques sensitifs sur tout le corps. Son dos était humide de sueur et collait à la table froide sur laquelle il était étendu.
L'inaction faisait bouillir son impatience, il détestait cette impression de vulnérabilité. Sous ses côtes remuaient des appendices froids et mécaniques, qui travaillaient sans aucune considération sur la douleur qu'ils provoquaient. Il avait l'impression que son ventre s'était changé en nid de vipères.

Il grogna et redressa la tête pour regarder son tortionnaire à travers la forêt d'accessoires médicaux plantés dans son corps. Des lentilles sans vie et froides lui rendirent son regard, ou ne le lui rendirent pas. Il voulait prendre la tête du serviteur médical dans ses mains et lui arracher de son corps bionique pour voir si son sang était rouge. C'est en voulant s'élancer qu'il se rappela qu'il était maintenu captif par des verrous bien trop solides pour lui malgré la force que son corps avait développé.
Comme pour le rappeler à l'ordre, quelque chose se déchira dans son thorax et lui fit cogner l'arrière du crâne sur la table en serrant les dents dans un râle. Les muscles de son cou étaient tendus et parcourus de veines qui pulsaient douloureusement jusque dans son cerveau.

- La douleur est une donnée, un indicateur, une provocation.

La voix de Lebian semblait venir de partout et nulle part à la fois.

- Transformez cette sensation traîtresse en alliée. Servez-vous en pour alimenter votre second souffle et votre rage, initiés.
Numéro Neuf appliquait déjà cette consigne à la lettre. Il aurait donné n'importe quoi pour éventrer chaque esclave semi-artificiel de l'Apothecarion. A côté de lui, mais en dehors de son champ de vision, un autre initié criait des injures à la créature qui s'occupait de lui. Les implants Astartes nouvellement greffés posaient parfois des problèmes de compatibilité et d'adaptation. Il fallait donc stimuler les chairs localement pour forcer l'organisme à développer une symbiose avec l'intrus.

En temps normal, ces opérations sont assurées par un Apothicaire de la légion, un Astartes, qui procède à une anesthésie et travaille sur le corps des initiés avec le même soin qu'avec n'importe quel frère. L'absence d'Apothicaire à bord impliquait qu'il fut remplacé par des serviteurs spécialisés, autrefois humains mais pour autant dénués d'humanité. Ces êtres artificiels plongeaient leurs membres métalliques sans ménagement dans les viscères avec pour seul but d'accomplir leur tâche au mépris des conséquences sur le sujet.

Lebian avait fait l'effort de préparer lui-même les doses d'anesthésiant, mais celles-ci s'étaient révélées inefficaces. La greffe du Nodule Cataleptique, implant régulateur du sommeil, était bien trop fraîche pour que les initiés bénéficient pleinement de ses capacités. En réaction à la perfusion, il avait produit de l'adrénaline en masse, ce qui imposa aux initiés l'expérience d'une incision médiane de l'abdomen et son lot de sensations, ses vertiges, et toute sa douleur. L'archiviste vit alors cet échec comme une opportunité de renforcer encore plus le mental des futurs Astartes qui se débattaient, ruisselants de sueur, alors que des servo-crânes flottaient autour d'eux en surveillant leurs signes vitaux et qu'une armée de serviteurs fouillaient leurs chairs dans un silence fantomatique.

Numéro Neuf, et tous les autres à n'en pas douter, vivaient une des expériences les plus humiliantes de leurs vies, incapables de bouger ou de se défendre malgré leurs efforts. Lebian savait cela. Il sondait leurs esprits en étendant de fins volutes de sa propre psyché. La plupart ne pouvaient penser à rien d'autre qu'à leur douleur, mais certains avaient des réminiscences de leur vie d'avant. Le souvenir d'une vieille blessure, d'une personne chère, une soif de sang opiniâtre mue par la colère...mais pas de tristesse ou de lâcheté. Pas d'apitoiement ni de lamentation. Lebian s'en félicitait.

Ces initiés feraient bientôt partie d'une élite pour laquelle ces notions ne seraient plus qu'une conséquence de leurs actes. Alimenter leur colère et leur férocité échoyait, en temps normal, aux litanies prodiguées par Corten et aux brimades harceleuses de Veryn. Cependant, cette opportunité était de celles que Lebian savait saisir au vol. De sa position, il observait les tables d'opération rangées en lignes parallèles en une longue colonne face à lui.
Les formes torturées des initiés remuant sous les griffes sans pitié des adeptes, leur complainte commune, l'odeur métallique du sang qui coulait en filets vers l'évacuation au centre de la pièce, les bruits mécaniques des moniteurs...pendant un instant, Lebian se sentit comme le chef d'orchestre d'une symphonie macabre. Sa voix porta si loin qu'elle fut reprise en écho par les abysses du plafond qui se trouvait loin au-dessus d'eux.

- Vous êtes des fils de Nostramo ! Cette douleur est un viol, elle vous ravage sans pitié car elle se moque de savoir qui vous êtes ! Vous n'avez cure de savoir pourquoi ou comment elle se manifeste ! Elle est là ! Vous êtes ses proies, ses victimes, vous êtes son repas ! Sentez sa morsure, sentez la rage qu'elle provoque en vous, la frustration qui court comme de l'acide dans vos veines ! C'est la douleur d'une lame dans votre flanc, c'est l'impact d'un obus dans vos organes, c'est l'onde de choc d'une bombe à fusion, c'est la dernière chaleur avant la froideur de la mort !

L'archiviste descendit de son estrade et se mit à marcher entre les deux colonnes d'opération. Comme il le faisait, il déploya un peu plus ses sens pour connecter entre eux les esprits vulnérables des initiés. Le sommet de sa coiffe laissa échapper de minces éclairs qui couraient en liens fugaces entre son armure et son crâne chauve. Chacun de ses pas laissait une fine pellicule de glace sur le sol en acier, qui fondait immédiatement pour se mélanger au sang chaud qui ruisselait des tables d'opérations.

- Voyez ! Reprit Lebian d'une voix forte. Voyez, ce que vos frères endurent ! Voyez par votre esprit ce qu'expriment le leur ! Vous êtes liés par la douleur et la colère, unissez-vous dans votre foi pour résister à cette torture et faites-en votre alliée. Ripostez en rendant cette douleur à votre ennemi, comme l'Imperium châtie les traîtres à sa Croisade. Chaque monde dissident est une lame dans le dos de l'Empereur, autant de mondes que de formes que peut prendre la douleur ! Appropriez-vous cette souffrance, appropriez-vous ces mondes, n'éprouvez aucune pitié pour celui qui menace la civilisation humaine et la grande entreprise de l'Empereur. De Terra à Nostramo, cette douleur n'a cessé de saigner l'essor de l'humanité, il est temps de lui rendre la monnaie de sa pièce !

Lebian sentait la vindicte naître et grandir dans chaque esprit. Voilà qui était parfait, ce noyau de haine et d'agressivité allait perdurer, endormi mais alimenté. Les initiés possédaient une technique prometteuse, Veryn y avait veillé. La simulation en combat urbain l'avait démontrée de la plus belle manière, bien que Lebian n'usât de ses moyens qu'avec beaucoup de réserve.
La résistance physique et mentale des initiés à cette opération était à ses yeux suffisante pour justifier l'implantation des glandes progénoïdes. Après tout, ils étaient tous natifs de Nostramo et le patrimoine génétique des Night Lords était extrêmement pur. Il faudrait néanmoins attendre qu'ils soient remis de cette expérience déplaisante, mais Lebian estimait qu'ils étaient plus que capables, sur le plan psychique du moins, d'accomplir leur dernière épreuve.
La porte de l'Apothecarion s'ouvrit sans que personne, et sûrement pas les initiés, n'y prête attention. L'armure ouvragée du Chapelain Corten ajouta à l'air moite un parfum de cire brûlée émanant des parchemins récemment appliqués à son armure noire. Le faciès mortifère étudia à distance le travail des serviteurs, alors que l'affichage tête haute de ses lentilles affichait devant ses yeux les données vitales de chaque initié. Lebian le rejoignit sur l'estrade, son armure rivalisant d'ornements et de symboles.

- Frère-Chapelain, le salua-t-il.

- Lebian, répondit ce dernier, sa voix rendue grave et parasitée par le vox de son casque.

Les deux hommes ne dirent rien pendant quelques secondes. L'opération approchait de son terme.

- Comment s'en sortent-ils ? Demanda le chapelain.

- Sur le plan psychique, ils sont en très bonne voie. Le plan physique subit des aléas courants de compatibilité mais rien qu'ils ne puissent apparemment surmonter, répondit Lebian, appuyant sa parole d'un geste de la main vers les initiés.

Corten porta les mains à son casque et le retira, prenant une inspiration et affichant un déplaisir notable face à l'odeur de la salle. Il ferma ses yeux noirs, et l'archiviste savait que cela était le signe d'une réflexion.

- Il faut lancer le processus d'implantation du patrimoine génétique, dit-il enfin d'une voix calme.

- Le moment viendra bientôt, Frère-Chapelain, où ils seront prêts.

- Je n'ai pas dit qu'il le faudrait bientôt, Lebian. J'ai dit qu'il le faut. La légion ne nous attendra pas éternellement, et notre mission souffre déjà d'un retard conséquent. Un message de la flotte expéditionnaire principale a été relayé par l'astropathe il y a une heure.

INTERVENTION TERMINÉE, DÉBUT DE LA SÉQUENCE DE CICATRISATION, annonça une voix grésillante qui émanait de l'ordinateur central où se rejoignaient les semi-consciences des serviteurs médicaux.

Quelques secondes s'écoulèrent avant que Lebian ne tourne la tête vers Corten, pour finalement lui poser la question.

- Quel était le contenu du message ?

Le chapelain demeura impassible, les yeux baissés vers les initiés épuisés dont le destin serait bientôt scellé. Sa voix exprimait l'ampleur de la situation à venir.

- Notre Père veut s'assurer que l'entreprise qu'il m'a confié ne sera pas vaine, il en va de l'avenir de la légion. L'épreuve finale sera supervisée par un émissaire qui sera chargé de rapporter directement au Seigneur Curze la réussite ou l'échec de notre mission ici.

La voix perçante de Veryn fut une note désagréable de plus dans l'ambiance de l'Apothecarion.

- A vous entendre, Corten, cet émissaire ne doit pas tenir une place de choix dans votre cœur !

- Je puis vous assurer, Veryn, que personne n'aura dans mon cœur une place plus ridicule que la vôtre. Pas même celui que notre Père nous envoie.

- Eh bien, eh bien, souffla Veryn sur un ton désinvolte, voilà une chance pour moi de partager un point commun, ces dernières années ont passé de manière bien fade.

- Cessez vos enfantillages, répondit Corten d'un ton froid. Dans quelques jours nous serons en route pour la flotte expéditionnaire, ou nous subirons les conséquences de nos actes. Le message que nous avons reçu émanait de l'Intomia.

A l'évocation de ce nom, tout parut soudain silencieux. Lebian et Veryn devinrent immobiles comme des statues, leurs yeux campés dans ceux du chapelain. Ce fut Lebian qui parla le premier, le visage marqué par la stupéfaction.

- Vous ne voulez pas dire que...

- C'est le Premier Capitaine qui sera juge de l'épreuve, le coupa Corten sur un ton qui trahissait sa contrariété. Notre Père nous envoie Sevatar.

Le poids de cette nouvelle fit comprendre à Lebian la raison pour laquelle Corten affichait une moue aussi marquée. Veryn regardait le sol les bras croisés, tapotant son armure de l'index d'un air égaré. La voix automatique les tira de leurs pensées, accompagnée des claquements de déverrouillage des entraves d'opération.

INJECTION DE SÉDATIFS POUR PHASE DE RÉADAPTATION. PHASE DE RÉVEIL DANS 5 HEURES STANDARDS. OPÉRATION TERMINÉE.

Veryn inspira du nez bruyamment, avant de tourner la tête vers Lebian, comme il se rappelait quelque chose.



- Au fait, Frère-Archiviste, j'ai appris que vous étiez mort ?!




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