Pour une fois qu'ils étaient rassemblés...
Cela ne lui plaisait pas. Il avait toujours eu horreur des endroits clos et bondés de monde. Ce n'était pas un sentiment né de son appartenance au gang des Barbelés, il lui avait toujours collé à la peau comme son ombre. Halek serra les dents et fronça les sourcils alors qu'il se frayait un chemin parmi les torses moites et puants de ses congénères. L'odeur de tabac froid lui donnait envie de vomir, l'alcool coulait à flots au point d'en recouvrir le sol et les braillements atteignaient un niveau sonore proche de l'insupportable. Tout ceci le mettait d'autant plus mal à l'aise qu'il avait été l'instrument qui avait permis à ce rassemblement discordant et victorieux de voir le jour. Le “chef d'orchestre” l'avait convoqué et il devait jouer des épaules pour écarter les fêtards. Derrière lui, Celyne se donnait toute la peine du monde pour ne pas le perdre. Il sentait son petit poing serrer son chandail à bout de bras, ce qui tirait sur le tissu râpeux et écorchait les plaies de son dos. Il maudit le gel des bas-fonds plutôt que de se maudire lui-même. Ce n'était pas dans sa nature.
Un soudain et tonitruant grincement retentit. La plainte métallique cria si fort que certains finirent pliés en deux, les mains collées à leurs oreilles. Celyne les imita dans un réflexe incontrôlé, et cria sans que personne ne l'entende. Halek inclina la tête en grimaçant de plus belle. La peur de la jeune fille de le perdre prit néanmoins le pas sur sa douleur et elle sacrifia sa jeune audition pour ressaisir les haillons de son mentor.
Elle hurla, la bouche collée contre sa tempe.
- C'est quoi ce truc horrible ?
En guise de réponse, et malgré la douleur qui barrait son visage, il désigna du menton le fond de la salle. Celui-ci laissait deviner la silhouette massive d'un trône dans les ténèbres. A ses pieds, le sol s'élargissait en un cercle d'une dizaine de mètres, surplombé d'un toit en ogive. Les pavés gris en son centre étaient recouverts d'une couche luisante et pétrifiée d'un marron écœurant. Lentement, l'annonce sonore qui avait mis la moitié de l'assemblée à genoux faiblit en intensité. Quatre projecteurs fixés aux colonnes de pierre qui encadraient l'épicycle vide vinrent progressivement à la vie, tranchant l'obscurité d'une lumière blanche relâchée avec précaution. Tous plissèrent les yeux en réaction à cette agression, des larmes coulèrent. Bien mal préparée, Celyne se couvrit carrément les yeux de sa main libre. Elle n'avait tout simplement pas l'habitude d'un éclat si vif. L'avaient-ils seulement tous, d'ailleurs ?
Lorsqu' enfin le silence s'installa, tous se massèrent tels des automates autour du cercle lumineux. Un grincement de porte retentit dans le coin gauche au fond de la salle, et Celyne en sursauta presque de peur de revivre l'expérience sonore dont la persistance noyait ses tympans de sifflements. Des pas mal assurés se firent entendre. Halek reconnut sans difficulté deux paires de bottes battant le pavé, ainsi qu'une marche clapotante de pieds nus. Juste derrière la porte ouverte ronronnaient les générateurs du silo qui servait de lieu de rencontre aux Barbelés, plus mal en point encore qu'à sa dernière visite s'il en croyait leur grondement qui avait gagné en intensité.
Devant la centaine d'hommes et les rares femmes qui composaient le gang, deux tueurs portant des masques industriels amenèrent par les bras un captif dans le halo éblouissant. Ils le jetèrent au sol sans ménagement, ramenant ses bras en arrière tout en appuyant sur ses omoplates. La clé de bras arracha un grognement au prisonnier. Il était tête nue, charpenté et Halek l'inspecta du regard. Pour l'avoir croisé quelques heures plus tôt, il ne mit pas deux secondes à le reconnaître. Cette tresse nouée d'os sur le côté gauche de son visage était reconnaissable entre mille. L'homme, en sueur, arborait un tatouage qui recouvrait son torse et remontait jusque dans son dos. Le motif ne semblait pas régulier et évoquait à Halek les plantes familières qui proliféraient dans les Ronces. Celyne se mit légèrement en retrait, ses yeux passant de l'un à l'autre des masques menaçants enchâssés sous des robes à capuche noires.
Dans un raclement sinistre, les bourreaux ramenèrent vers le captif quatre fers qu'ils verrouillèrent autour de ses poignets. Les bras tendus, chacun relié par deux chaînes à une paire de colonnes, révélèrent à l'assemblée les mains tatouées d'encre rouge, ce qui déclencha des ricanements, des insultes et quelques crachats. Cependant, le silence retomba très vite.
Une ombre trapue, quadrupède, émergea de la porte. Elle sembla glisser le long du mur pour se poster, alerte, près du trône sinistre. Sa respiration hostile puait le sang à des kilomètres. Le faisceau des projecteurs se reflétait en deux points minuscules dans les puits sans fonds qu'étaient ses yeux. Personne ne regardait dans sa direction.
Les deux tueurs encapuchonnés se séparèrent. Chacun se posta d'un côté de la salle à la limite du cercle lumineux, suffisamment pour être ignoré, pas assez pour être oublié. Le captif avait conservé son menton posé sur son torse, incapable de soutenir le regard de son public vindicatif. Celyne tira légèrement sur la manche de son ami, elle voulait savoir ce qu'il se passait. Il baissa ses yeux bleus vers elle et remua imperceptiblement la tête. Halek sentait son malaise, mais ne pouvait rien dire. Il n'avait aucune envie d'éprouver à son tour la solidité des liens...
Le grondement des générateurs crût en intensité. Halek orienta son regard vers la porte et distingua une paire de voyants rouges dans l'encadrement. Pas franchement stables ces silos. Il va falloir que l'on bouge bientôt. Alors qu'il pensait ces mots, une part d'ombre se détacha de l'encadrement et un sifflement régulier naquit dans la salle. Immédiatement, l'atmosphère se fit plus silencieuse qu'elle ne l'était déjà. Tous se raidirent en reconnaissant l'amortisseur pneumatique d'une jambe bionique dont le son se déplaçait vers le trône. Comme à chaque fois, un ancien mythe Terran conté par sa mère revint en mémoire d'Halek alors que son maître prenait place face à ses sujets. Les cultes païens de Beotie relataient parmi leurs divagations égarées le mythe d'un seigneur de la mort, gardien des âmes perdues. Pour chasser les imprudents de son royaume glacial, il avait placé en sentinelle une créature à trois têtes, avide de chair. Comme l'histoire semblait se répéter... La silhouette prit lentement place sur son siège de fer. Sa voix rongée par la tumeur glissa parmi l'assemblée telle une chape de brume.
- Athrillay, vylas...
Les gangsters répondirent au salut de leur souverain par un poser de main sur leur cœur, leurs doigts recourbés en une imitation de serre. Celyne fut trop surprise pour se souvenir à temps du salut de rigueur. Son diaphragme se crispa. L'avait-on vue ? Ses yeux affolés s'orientèrent dans toutes les directions à la recherche d'un geste punitif. Personne ne l'avait remarquée. A la seconde où elle se sentit rassurée, son regard se posa sur les yeux blancs de la créature assise à côté du trône et son cœur bondit dans sa poitrine.
Ils semblaient verrouillés sur elle.
Le silence dura encore quelques secondes, un temps précisément mesuré par le maître des lieux, durant lesquelles le seul son audible fut la respiration lourde du prisonnier. Sa poitrine se soulevait exagérément à chaque inspiration, la chaleur des projecteurs entamant son épiderme blanc comme la craie.
- Quelle ironie... Souffla la voix sur le trône sans le moindre amusement. Malgré la haine que cette cité nous vaut et les chancres qu'elle sème en nous – il toussa grassement – il suffit de si peu de lumière pour faire cuire les traîtres.
Quelques ricanements retentirent. Halek se demanda en cet instant si la notion d'humilité avait sa place entre ces murs. Et si place elle avait, y était-elle présente ? Hadès jouissait d'un pouvoir certain, que l'on pouvait qualifier de mérité malgré les moyens qu'il avait employé et qui passeraient très difficilement pour acceptable sur n'importe quel monde de l'Imperium. Sa fortune était composée de maintes monnaies – crédits, armes, matériel, captifs, sans oublier l'adamantium, première ressource de Nostramo – mais sa garantie n'était que temporaire. Toute nuit s'achève avec une aube. Et le captif sous ses yeux subissait de plein fouet les foudres des quatre soleils artificiels qui menaçaient de faire grésiller sa peau. N'importe quel abruti dans cette pièce se retrouvera peut-être à sa place dans le futur. Combien de temps avant que l'un d'eux ne trahisse son clan pour une prime plus juteuse que les rapts orchestrés par Hadès ? Combien de temps avant que la honte et l'humilité coupable ne se reflète dans cette sueur qui coulait à grosses gouttes sur les pavés meurtris ? Pour celui-là, l'heure avait sonné au moment où il avait mené Halek et Celyne sous le monastère des Spectres. Le clergé impie s'était rassemblé dans sa crypte sans même remarquer l'absence de l'un d'eux. Les fondations abritant le réseau de prométheum avaient pulvérisé le bâtiment après que les adolescents y eurent placé les charges de démolition. Les épaves qui servaient de transports camouflés aux Barbelés eurent tôt fait d'être emplis des armes et des technologies du gang rival alors qu' Halek et Celyne manipulaient les explosifs. Nonchalamment, lui n'avait repensé à leur complice qu'en admirant la déflagration infernale illuminer la nuit. Il s'était demandé s'il avait été assez stupide pour se faire prendre, et à cette pensée il leva un sourcil en réalisant à quel point le traître devait s'en vouloir pour sa sottise. Oh oui, comme cela était dommage...
Un claquement de dents humide émis près du trône le fit se redresser. Un réflexe le retint de lever les yeux vers le Dimetræ qui montait la garde. Mieux valait éviter de croiser son regard, à moins de vouloir finir en pièce de viande.
Le nostramien qui émanait de la bouche de leur maître était à moitié mâché par sa langue serpentine. Un souvenir de mauvaise fortune durant sa jeunesse.
- Soyez témoins de notre jugement séculaire. Cet imbécile n'a pas su modérer l'appât du gain qui l'a poussé à trahir ses pairs. Qu'aucune pitié ne filtre au travers de nos agissements. Que les enseignements du Night Haunter résistent à son envol.
D'un pas symétrique, les deux silhouettes drapées de noir approchèrent du condamné. Le premier agrippa de sa poigne gantée la chevelure sale et ramena la tête d'où elle poussait en arrière. Immédiatement, les fragiles yeux offerts à la morsure des projecteurs ruisselèrent de larmes. La deuxième main empêcha les paupières de se refermer. Ce qui s'amorça en un grognement plaintif se changea rapidement en gémissements alors que les larmes s'évaporaient, ne laissant que leur sel sur les pupilles noires.
- La trahison, reprit Hadès, est une faiblesse. Peu importe qui elle frappe et qui elle sert. La main nourricière reste une main, et toujours vient la nuit où les crocs s'y referment. Notre profit n'excuse pas la lâcheté, et il n'y a pas plus fétide infection que celle d'un cœur prompt à trahir les siens !
Les hurlements percutèrent les murs alors que le condamné sentait ses yeux grésiller. Aveugle et totalement détaché de ses sens, il ne vit ni n'entendit le second bourreau se placer devant lui. Une lame naquit des robes sombres et entailla la chair du plexus en sueur. Le sang et l'encre dégoulinèrent sur le sol tandis que la lame remontait, traçant des lignes écarlates sur la peau blanche. Les mains cramoisies s'ouvraient et se fermaient en un réflexe incontrôlé. Les tendons du traître semblaient être sur le point de se rompre, tout comme ses cordes vocales. Dans une volonté primitive d'échapper à son jugement, il remuait de désespoir, mais les mains de fer de ses tortionnaires l'empêchèrent de bouger. Lorsque la lame atteignit les lèvres minces et poursuivit son chemin jusqu'au front, les cris furent atténués par le sang qui inonda la bouche meurtrie. La créature qui veillait près du trône apparut brièvement aux abords du cercle lumineux, attirée par le fort parfum de sang et de souffrance. Celyne distingua des crocs bien trop longs pour qu'une telle gueule puisse se fermer, surplombés de deux orbes noirs d'une profondeur inconcevable. De longues épines recouvraient ses épaules osseuses et semblaient elles-mêmes dégorger de sang.
Lorsqu'au pinacle des hurlements la peau fut violemment décollée de chaque côté de l'entaille, Halek frissonna. Il sentit sa peau durcir et ses poils se dresser alors que deux pans de viande étaient arrachés à leurs os par les bourreaux. La poitrine ainsi exposée luisait et ruisselait de sang à chaque mouvement des côtes. Au-dessus, les dents dont certaines étaient brisées semblaient s'être muées en sourire alors que les cordes vocales rendaient l'âme. Un souffle sifflant était tout ce que la ruine enchaînée que l'assemblée contemplait serait plus jamais capable d'émettre, et émettrait jamais.
D'un pas boiteux, Hadès se présenta enfin devant ses sujets. Son visage ravagé par des années de banditisme était à moitié recouvert par un masque de protection. Le sifflement pneumatique de sa jambe artificielle faisait écho à la respiration de sa victime agonisante. Il tourna le dos à la foule – un geste de provocation qui en disait long sur sa témérité – et se campa face à l'écorché. Il leva le bras dans un geste presque exagéré, ferma le poing et l'abattit sur les côtes exposées. L'air violemment expulsé des poumons se traduit en un gémissement étouffé. Le deuxième coup arracha un râle. Le troisième un hoquet semblable à un pleur. Un craquement retentit au quatrième coup. Le son qui fuit péniblement de la gorge brisée fut un gargouillis traduisant la remontée de sang depuis les poumons percés. Il repoussa en arrière le torse ensanglanté qui s'était affaissé et saisit le couteau sacrificiel que lui tendait le second bourreau. Il entailla les muscles et plongea sans ménagement sa main à travers les os brisés. Lorsqu' enfin il extirpa un organe mou et palpitant, Celyne faillit vomir. Elle plaqua sa tête dans les tissus d' Halek. La lame trancha dans un effort conséquent les appoints du cœur mourant et la silhouette s'affala aussitôt, maintenue en une parodie de révérence par les chaînes inflexibles.
Hadès se retourna et brandit l'organe endormi, posé sur sa paume ouverte. Ses lunettes sans teint semblaient regarder chaque membre du gang droit dans les yeux. Il conclut à travers le rictus de son masque ouvragé :
- Nul cœur n'est utile s'il se détourne de sa cause.
Il le jeta nonchalamment dans son dos, et des crocs luisirent brièvement alors que la bête engloutissait le morceau de viande dans un grognement à glacer le sang.
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