Chapitre
XIII
Gloire
et honneur
La
sombre masse de Nostramo emplissait la totalité du hublot. Ce petit
espace de verre blindé, aux bords sales et rayés, était la seule
chose que les initiés pouvaient qualifier de « vue » sur
l'extérieur. Quand parfois ils appuyaient leur front ou posaient une
main contre le cadre métallique, ils avaient l'impression que le
froid de l'espace suintait par la coque.
Aucun
ne savait plus depuis combien de temps l'Aborrhent
était devenu leur foyer. Ils ne pouvaient que compter le nombre de
néophytes morts depuis leur arrivée. De quarante-six au départ,
ils étaient tombés à dix. A l'époque, Numéro Neuf avait estimé
qu'il y aurait eu autant de survivants que de doigts sur une main.
Cependant, cela faisait longtemps maintenant que ses dix acolytes et
lui évoluaient ensemble, et leur cohabitation difficile n'empêcha
pas une cohésion forte et efficace de se créer au combat.
Numéro
Neuf faisait son possible pour entretenir un lien et faire en sorte
que le petit groupe fonctionne en accord avec les enseignements de
ses supérieurs. Ces derniers ne tombaient pas toujours d'accord et
les directives de l'un pouvaient se changer en réprimandes par un
autre. Assis sur son lit, une simple banquette en métal, il se
demanda si toutes les légions fonctionnaient ainsi. Fussent-ils
membres d'une autre légion, les discordes auraient-elles été si
criantes ? Sa rêverie fut de courte durée. Il en fut tiré par
les jurons de Numéro Trois, qui s'exposait dos nu au rayon lumineux
qui perçait par le hublot. Régulièrement, le vaisseau évoluait
autour de Nostramo et de Tenebor, lors de manœuvres d'essais et
d'entraînement. Ces opérations l'emmenaient assez loin pour que
l'éclipse perpétuelle qui privait la planète de lumière soit
contournée. L'éclat de l'étoile leur paraissait alors, et il
fallut du temps à certains pour supporter la douleur de son
intensité.
Avec
le temps, il était devenu courant de s'exposer volontairement à la
lumière pour s'accoutumer à sa présence, ou repousser ses limites
physiques. Numéro Trois exposait son dos depuis un bon moment
maintenant, et sa peau d'albâtre avait souffert de l'exposition sans
filtre aux rayons agressifs de l'étoile mourante.
Numéro
Neuf réprima un hoquet douloureux. Ses blessures étaient guéries
mais réguler la présence d'un troisième poumon n'était pas chose
facile. Il s'appuya contre la paroi et laissa son regard dériver sur
la cabine qu'ils partageaient tous.
Numéro
Vingt-quatre était à son côté, nettoyant précautionneusement son
matériel. Bien qu'ils ne soient dotés que d'armures légères dans
un état douteux, il était de leur devoir de les entretenir. Les
initiés avaient vite compris qu'ils allaient devoir travailler
ensemble à leur propre survie. Après que Numéro Neuf ait été
désigné comme chef de section, il avait instauré une rotation dans
l'entretien des armures. Chacun remettait en disposition de combat
l'armure d'un autre initié. Sans le réaliser de prime abord, Numéro
Neuf avait instillé une valeur précieuse et presque imaginaire au
sein d'un groupe de gangsters de Nostramo : la confiance.
Numéro
Huit jouait sur ses articulations, lançant régulièrement des
piques d'humour à l'attention de Numéro Trois. Veryn, dans sa
grande originalité, les surnommait « les jumeaux » à
cause de leurs origines communes, un gang de Notramo Secundus.
-
Ne va pas me faire croire que tu as mal après ce que le
Maître-Archiviste t'a fait subir ? lança Numéro Huit.
-
Nous
a fait subir, le reprit Numéro Quarante-six. On a tous fini avec du
sang encroûté dans les poumons alors ne fais pas le malin, Huit.
La
voix de Numéro Vingt-neuf, râpeuse, semblait perdue dans des
pensées profondes.
-
Il y a bien une raison pour que la légion se prive d'un Archiviste.
Nous sommes une dizaine seulement, sur un vaisseau de combat qui
devrait être au milieu d'une flotte.
Par
l'enfer, Trois, retourne t'asseoir. Ta peau sale pue le cramé.
L'interpellé
s'exécuta, rattrapant la conversation au vol.
-
Je pense que nous évoluons hors du schéma de recrutement Astartes
standard. Trop de moyens...
Il
but une gorgée d'eau et ne se priva pas de roter avant de cracher
une salive sanglante.
-
Trop de moyens, reprit-il, et pas assez d'hommes.
-
Tu nous crois exceptionnels ? Demanda Numéro Treize dans un
rire moqueur alors qu'il affûtait sa lame.
-
Pourquoi notre Maître-Archiviste serait-il là, sinon ?
Numéro
Neuf ne dit rien pour alimenter la conversation mais lui concéda ce
point. La caste du Librarius était minoritaire, sinon dérisoire au
sein de la huitième légion. Il était pourtant clair que les
aptitudes d'un Archiviste étaient un atout stratégique majeur.
La
porte de la cabine coulissa bruyamment. Tous se dressèrent et
saluèrent le nouveau venu, en portant une main griffue sur le cœur.
Le
bourdonnement de l'armure énergétique ajouta à l'atmosphère
inanimée du vaisseau une note menaçante. L'encadrement de la porte
était à peine assez large pour laisser passer un Astartes, mais
Veryn ne se souciait guère des rayures qu'il laisserait derrière
lui. La lumière du hublot provoqua des reflets gênants sur les
bordures en bronze de son armure. Il portait son casque. Comme à son
habitude, il avait peint un crâne grossier par-dessus les anciens
motifs de sa plaque faciale. Sa voix était devenue une chose que
beaucoup dans la pièce détestaient, moins pour son timbre que pour
ses tirades d'humour noir.
-
Je viens d'apprendre que vous avez tué notre Archiviste lors du
dernier entraînement. Voilà qui est fâcheux. Chef de section,
as-tu des détails à m'apporter ?
-
Nous avons essuyé de plein fouet un orage psychique, Seigneur. Nous
avons progressé de façon méthodique en suivant scrupuleusement vos
préceptes, mais nous sommes sortis du cadre de la mission avant même
qu'elle ne débute, en misant sur un échec programmé pour atteindre
l'objectif quand il s'y attend le moins. La mise à mort revient à
Numéro Trois.
Le
casque de Veryn remua de droite à gauche dans un geste de désaccord.
-
Non. La mise à mort vous revient à tous. Trois peut s'attribuer le
succès de la mission si ça lui chante, mais il serait mort seul
comme un idiot si vous n'aviez pas opéré en synergie, sous un
commandement clair et avec un esprit sans doute. N'oubliez jamais que
votre efficacité au combat repose sur des facteurs clés. La
cohésion, la préparation, l'appréhension du moment et la
conscience de votre objectif et de votre environnement. La gloire
personnelle est une vanité et une folie. Laissez
ça aux fous trop heureux de mourir jusqu'au dernier au nom d'un
symbole ou d'une bannière. Laissez ça à ceux qui se
targuent de mener des gangs misérables ou aux légions Astartes
versées dans le décorum.
-
Oui, monseigneur, répondirent ensemble les initiés.
-
Bien, cependant un peu d'honneur et de gloire ne font pas de mal de
temps en temps. Puisque c'est l'un d'entre vous qui a mené avec
succès l'assassinat de notre Archiviste local, à lui revient une
récompense digne de ce nom.
Les
têtes se tournèrent imperceptiblement vers Numéro Trois, qui se
sentit d'un coup comme galvanisé par les mots de Veryn. Ce dernier
porta la main à sa ceinture et déverrouilla l'arme qui y était
accrochée. Il s'agissait d'un pistolet. Sa taille dans la main d'un
Astartes n'avait rien de surprenant, mais Numéro Trois dut la porter
à deux mains et ploya presque le genou quand Veryn la lui lança.
Tous
reconnurent un pistolet à plasma. Bien qu'aucun d'entre eux ne soit
récipiendaire d'une arme sacrée de l'Adeptus Astartes, ils
connaissaient l'arsenal auquel les fils de l'Empereur avaient accès.
D'après sa couleur et l'état du métal, il avait un certain âge et
Veryn ne l'entretenait que de manière pragmatique sans soin
particulier.
-
Voilà ta récompense, tu me changeras les bobines de
refroidissement. Débrouille-toi pour les pièces et la procédure de
démontage. Il y a des tas de serviteurs à bord, tu as largement de
quoi t'occuper de ça et me le rapporter en bon état d'ici trois
heures.
Une
fois de plus, l'Astartes savait se faire détester, et il était
clair que cela l'amusait. Malgré cette haine, tous savaient au fond
d'eux que cela leur serait bénéfique, que le travail psychologique
auquel ils étaient soumis valait autant, sinon plus, que le travail
physique.
-
Chef de section, en tenue réglementaire, ordonna Veryn. Rejoins-moi
dans la coursive. Tu as deux minutes. Le Chapelain Corten ordonne ta
présence.
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