mercredi 15 juillet 2020

Chapitre IV - Profondeurs




Chapitre IV

Profondeurs









Halek ne se hâta pas de rentrer chez lui. N'importe quel voyageur, s'il avait eu l'idée folle de séjourner sur Nostramo, ne se serait jamais déplacé plus que nécessaire. Par un jeu d'instinct farouche, révélé par l'environnement d'une hostilité extrême, il n'aurait jamais effectué de trajet à moins que cela en vaille la peine. Il ne l'aurait jamais fait à pieds, ni seul. Et il n'aurait pas pris son temps.


Cela faisait quelques minutes qu'il avait laissé Celyne, mais elle avait déjà quitté ses pensées. Alors qu'il parcourait les trottoirs sales de gravier et d'acier sous les vibrations des véhicules qui passaient là, il faisait le bilan de cette nuit. Le gang des Spectres avait été réduit au silence et son maître allait gagner en influence auprès des autres chefs de guerre. Cette victoire dont le mérite lui revenait laissait sur la langue d'Halek un goût amer. Plus encore que cela, jouer les guetteurs pour la Chasse le révulsait à tel point que ses intestins se crispèrent. Faire office de proie pour qu'une fois de plus les autres se parent de gloire... Autant se pendre à un arbre et se trancher les jambes, au moins l'appât serait digne de ce nom. Halek le refusait. Sa vie valait tout simplement beaucoup trop cher pour ça. Il sourit pourtant à l'idée que quelqu'un d'autre était tombé à point nommé pour prendre sa place.


Après un quart d'heure de marche, il quitta les docks miniers pour longer la voie de service qui s'enfonçait vers le centre de la cité. Comme les centaines d'autres axes qui la parcouraient, celle-ci était large et priorisait le passage de véhicules. Quelques habitants et travailleurs l'empruntaient tout de même, en utilisant la passerelle piétonne située sur le côté et bordée d'un mince garde-fou. A peine assez large pour deux personnes, il fallait sans cesse se mettre de côté pour croiser habitants, travailleurs, trafiquants, divers gens louches appartenant à la palette de criminels que Nostramo façonnait. Jamais cependant une autorité quelconque ne l'avait interpellé. La cité faisait sa loi elle-même. Les comptes à régler étaient soldés dans un bain de sang, dans le meilleur des cas. Les meurtres gratuits allaient bon train également et il n'avait besoin de personne pour le lui rappeler. A combien de reprise avait-il ressenti l'envie -le besoin- d'attraper un badaud à la gorge avant de le jeter dans le vide ? Était-ce parce qu'ils ne signifiaient rien pour lui ? Parce que lui appartenait à un gang sanguinaire et plein d'influence alors qu'eux travaillaient sans relâche ? Ou bien parce qu'il ne valait pas mieux qu'eux...


Parce qu'il était à son maître ce qu'ils étaient à Nostramo. Il était prédestiné à une vie brève et violente prenant fin sous une lame ou un coup de feu. Il n'avait pas eu besoin de l'apprendre, ni de le savoir. C'était un fait naturel qui régissait la chaîne alimentaire de la société. Mais depuis quand s'en souciait-il ? Depuis quand accordait-il de l'importance au déroulement “normal” des choses ? La population de Nostramo elle-même était marginale en comparaison des mondes du nouvel Imperium.


Il dût se mettre de côté en grognant pour croiser une morne silhouette en habits de travail. Les vibrations transmises par le passage des engins de concassage lui faisaient mal aux os. Jetant un œil sur sa droite, il regarda l'un d'entre eux le dépasser. La brillance de sa cargaison d'adamantium provoquait douleurs et migraines à une grande partie des nostramiens, aussi la partie arrière du véhicule consistait en un énorme broyeur. De celui-ci exsudait un épais nuage de poussière dû à l'écrasement du minerai. Les gyrophares -depuis longtemps abandonnés sur bon nombre de véhicules- donnaient aux volutes une teinte jaunâtre qui se mariait à la perfection avec le ciel malade. Halek ignorait tout de l'industrie dédiée à l'adamantium, mais il n'avait aucun doute quant au fait que ces camions de six mètres de haut mâchaient le travail des ouvriers. Il s'arrêta une seconde pour frotter ses yeux de ses mains sales car la fatigue accumulée durant les deux dernières nuits se faisait péniblement sentir. Il sortit d'une poche un tube d' Ikla. Cette plante constituait à elle seule un pourcent des espèces végétales recensées sur la planète. Ce prestigieux score illustrait parfaitement la rusticité de la flore nostramienne, ainsi que sa dangerosité. Les graines d' Ikla renfermaient un poison corrosif au but évident, et constituaient un formidable moyen de dissuasion à l'échelle évolutive, si bien que les rares espèces animales arpentant les collines de métal en évitaient l'ingestion. Lorsqu'elle brûlait, le parfum fruité de la plante n'était cependant pas désagréable à l'odorat, ce qui incita très vite son utilisation comme drogue. Roulée dans une feuille du papier le plus basique qui soit, la fumée dégagée provoquait par son inhalation le décès par cancer en l'espace d'une douzaine d'années en moyenne. Bien peu cependant mourraient de l'acide qui leur perforait les poumons, leur mort par homicide arrivait généralement bien avant cela. Puisque cela constituait un autre fait naturel sur Nostramo, Halek alluma son tube sans la moindre préoccupation pour son avenir. L'épaisse fumée envahit ses poumons et il put la sentir agresser sa gorge. Son expiration trahit sa fatigue tant sa silhouette s'affaissa alors qu'il posait ses avant-bras sur la rambarde.


Il baissa les yeux vers les abîmes bleutés des centrales à plasma, des centaines de mètres au-dessous de lui. Leur chaleur changeait le crachin permanent en vapeur qui diffusait la lumière dans une parodie de beauté. Entre elles et lui s'étendaient des dizaines de passerelles similaires à la sienne sur lesquelles transitaient des milliers d'âmes et des centaines de véhicules. Tout en envoyant une nouvelle vague acide ravager ses alvéoles, Halek se sentit vaguement tel un créateur contemplant son échec. Tout ceci était si laid. Du gris, du sale, des figures mortes et des rêves avortés. Malgré le temps depuis lequel il se persuadait d'avoir de l'importance, il savait qu'il n'en était rien et que quelqu'un le regardait sûrement, depuis une passerelle au-dessus de lui. Cette idée devint une sensation. Fronçant les sourcils pour tenter d'apercevoir quelque chose, il leva la tête pour s'assurer de ce pressentiment. Rien en vue, mais son tempérament de tueur ne fit que ranger ce soupçon dans un coin de son cerveau, plutôt que de le balayer définitivement. Il jeta un coup d'œil sur sa gauche -un réflexe naturel destiné à surveiller ses arrières- puis abandonna le garde-fou, ne laissant pour seul souvenir de son passage qu'un filet toxique émanant d'un mégot encore fumant.


L'amabloc dans lequel il vivait était à l'image de l'architecture nostramienne: un agglomérat de caissons en férobéton immense et insalubre. Toujours avant d'entrer, il levait les yeux vers les spires vertigineuses d'Inter-cité abritant les nobles corrompus, régents de la cité. Il ne s'était pas fallu de beaucoup de temps depuis l'envol du Night Haunter et de ses fils immortels pour que la gangrène gagne à nouveau chaque échelon de la société. Halek rageait de ne pouvoir rien y faire, mais cracha symboliquement sur le sol graveleux. Il poussa la porte d'entrée qui grinça sur ses gonds, en se demandant si les nobles en étaient eux-mêmes capables tant ils devaient se vautrer dans le luxe et avoir des serviteurs pour tout et n'importe quoi. Les marches menant aux niveaux supérieurs étaient jonchées de débris mis en valeur par des lumiglobes diffusant une lumière bleue extrêmement faible. Deux rats, surpris dans leur fouille, repartirent à l'assaut des étages en couinant. Lorsqu'il arriva près des marches, une voix venue du dessus résonna.


- Hé gamin ! T'as pas idée d'effrayer mes bêtes comme ça ?


Halek leva les yeux vers le visage vieux et malade, bordé de haillons qui se tenait deux étages au-dessus.


- Ferme-la Klen, retourne t'asseoir dans ton coin jouer aux dresseurs de vermine.


- Ho-hooo le gosse est en forme ! Lâcha le vieillard dans un sourire qui découvrit ses dernières dents. N'oublie pas ce qui risque de t'arriver si tu montes jusqu'ici, ajouta-t-il en désignant la poignée de machette qui dépassait de son épaule.

Halek soupira en esquissant un sourire sans joie.


- Peut-être une nuit, vieux fou. Mais n'espère pas qu'elle vienne...


Il contourna les marches de fer pour accéder au monte-charge qui descendait vers les sous-sols. Alors que la grille se refermait, il entendait le rire du vieil alcoolique dont l'âge avancé tenait du miracle.


- Toujours vient la nuit, gamin ! Mais je pisserai sur les marches pour que tu glisses !


L'odeur moite de la roche souterraine monta à la rencontre d'Halek au fur et à mesure que le monte-charge descendait en grinçant. Les parois de la cabine étaient inexistantes, l'ensemble élévateur glissant sur des rails rivetés à la pierre. L'amortisseur de fin de course était hors-service depuis longtemps et la plate-forme heurta le sol dans un choc qui se répercuta dans le sous-terrain. La cavité mesurait des centaines de mètres de long et demeurait non éclairée. Ici, dans le ventre de la planète vivaient ceux dont la fortune n'avait d'égale que la maigreur de leur corps. Des portes d'acier sans ornements se faisaient face de chaque côté de la voûte, chacune d'elles s'ouvrant sur des appartements plus sommaires encore. Halek avança dans le noir. Il entendait plus qu'il ne les voyait la vermine des profondeurs détaler devant lui. Certains nuisibles pouvaient atteindre des tailles non négligeables, mais ils ne représentaient nullement une menace pour lui. Enfant, il jouait seul dans ce corridor, et avait tué un bon nombre d'animaux de sa main en ne s'aidant que de sa perception, plongé dans le noir absolu. Arrivé à la dix-huitième porte, il frappa une fois du poing sur celle-ci en reniflant. Quand elle s'ouvrit quelques secondes plus tard, les yeux noirs de sa mère se campèrent dans les siens.


- Tu es en retard.


- Il ne me semble pas que nous avions rendez-vous, lui répondit-il dans un faible sourire. Mais puisque tu avais l'air de m'attendre, tu me laisses entrer ?


Elle lui rendit son sourire, et lui fit signe de la tête en rangeant la machette qu'elle tenait derrière la porte.


- Tu as l'air fatigué, je ne vais pas te laisser ici manger des rats.


Il entra et se débarrassa de son sac vide, avant de s'affaler sur le maigre fauteuil qui se tenait au coin de la pièce. Il posa ses semelles sales sur le rebord de la table et resta là, à trôner sur les quelques mètres carrés constituant leur habitat.


- Tu bois quoi ? Lui demanda sa mère.


- Ce que tu bois, lui répondit-il dans une expiration fatiguée.


- Ce que je bois n'est pas pour les enfants.


Il sourit, alors que sa mère lui adressait un clin d'œil en débouchant une bouteille d'alcool. Klesya. Elle s'appelait Klesya. Son âge moyen n'avait pas encore entaché sa beauté, et quelques imprudents trop entreprenants y avaient laissé leurs membres. S'il estimait son propre nombre de victimes à une vingtaine, il n'aurait su deviner celui de sa mère. Probablement ne voulait-il même pas le savoir… Elle posa les tasses en fer sur la table et versa une dose de gnôle dans chacune d'elles. Elle en tendit une à Halek avant de lever légèrement la sienne.


- A quoi trinque-t-on ?


- A rien, comme d'habitude, répondit-il avant de vider sa tasse d'un trait.


Ils restèrent silencieux un moment. Halek accueillit la chaleur bienvenue de l'alcool dans son estomac. Klesya buvait par petites gorgées en examinant ses ongles rongés par le travail.


- J'ai encore entendu des grattements venant de ta chambre, tu vas te retrouver avec des rats partout, dit-elle.


- Je te remercie de ne rien y avoir fait, je me sentais trop seul pour dormir.


- Halek...


Il lui sourit à nouveau en levant légèrement la main. Il savait très bien que sa mère ne supportait pas d'entrer dans sa chambre. Halek y avait bricolé un éclairage de fortune, faible pour quatre-vingts dix-neuf pour cent de l'espèce humaine, fort pour les natifs de Nostramo. Sa mère éprouvait des douleurs crâniennes au bout de seulement quelques secondes d'exposition. Lui n'était affecté par ce mal qu'occasionnellement, ses yeux à moitié terrans bien plus adaptés à la lumière.


- Puisqu'on en parle, je vais aller m'étendre quelques heures. La nuit a été longue, dit Halek tout en se levant. Longue et pleine d'événements...


Klesya leva ses yeux noirs vers lui. Il lisait l'inquiétude dans son regard et pressentait sa question.


- Hadès continue de te tester ? Demanda-t-elle avec une voix emplie de peine.


Il fit “oui” de la tête sans en dire davantage. Elle n'avait pas besoin de savoir pour la Chasse. Il ne pouvait y déroger, et ne voulait pas inquiéter sa mère plus que nécessaire.


- Des petites besognes, rien de grave ne t'en fais pas.


- Ne me cache pas ce genre de choses Halek. N'oublie pas qui je suis, nous sommes de ce monde et je sais très bien comment fonctionnent les gangs. Je sais que tu fais ces choses qui demeurent dans les ombres, et je sais que tu es doué. Mais tu sais qu'une nuit, il se débarrassera de toi mon fils...


Halek regarda sa mère, et l'ombre d'une tendresse se dessina sur ses traits. Elle serrait le poing, ce poing qui avait ôté des vies pour n'en protéger qu'une. Il savait que s'il mourrait, elle ferait tout pour tuer Hadès, même si c'était peine perdue.


- Pas si je me débarrasse de lui avant, lui dit-il avant de passer la porte qui donnait sur sa chambre, dans une lumière que tous, sauf lui, fuyaient.




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