Chapitre
V
Réminiscences
L'humidité
souterraine lui faisait du bien. Elle était plus pure que la pluie
corrosive grâce à la roche qui la filtrait. Plus fraîche. Les
parois minérales de sa chambre réfléchissaient la lumière
artificielle installée par Halek sur le seul mur d'acier. Sa
paillasse à moitié trempée lui tendait presque les bras, et il dut
se retenir de s'y affaler pour dormir, comme il l'avait dit à sa
mère. Au lieu de cela, il se mit torse-nu et laissa couler l'eau
gelée de son robinet. Sa peau contrastait avec le noir des murs et
aurait semblé pure s'il n'y avait pas eu ces plaies dans son dos.
Les croûtes n'avaient eu de cesse de s'arracher à cause du tissu et
ce dernier était bardé de sang séché. Halek recueillit un peu
d'eau dans le creux de ses mains et se les passa sur le visage
plusieurs fois. Il fit craquer sa nuque avant de laisser tomber sa
tête en avant, en s'appuyant de ses mains sur le lavabo. Il fixa le
fond de celui-ci, comme s'il pouvait s'y réfugier l'espace de
quelques secondes. Les choses avaient rapidement changé. Peut-être
trop à son goût, mais à quoi pouvait-il s'attendre ?
Que
pouvait-il espérer ?
La
Chasse mobilisait l'ensemble du gang, et témoignait de sa
puissance...et surtout de son audace. Le risque de subir des pertes
étant immense, tellement total, que bien des bandes fortunées sont
retombées au bas de l'échelle tant leurs moyens s'en étaient
retrouvés réduits. C'était le cas des Rédempteurs, dont faisait
partie Halek avant que les Barbelés ne les absorbent. La dernière
Chasse des Rédempteurs avait vu seulement le quart de la bande
revenir à la cité et Hadès n'avait pas manqué de se tenir aux
aguets. Le choix de rejoindre son gang ou de mourir fut vite fait.
Certaines mentalités n'étaient cependant pas tout à fait recadrées
malgré le temps. Dorkh souhaitait tuer Halek depuis l'assassinat de
son précepteur, qui se trouvait être -fait assez rare pour être
souligné- un semblant d'ami. Le fait qu'il soit assigné à la
supervision d'Halek était une marque de provocation choisie par
Hadès, sûrement en guise de test. Il voulait comparer les
motivations de l'un et de l'autre, et savoir lequel de la vengeance
ou de l'ambition prendrait le dessus. Halek ne se faisait aucune
illusion quant à la nature de ce test. Au retour de la Chasse, il ne
devrait en rester qu'un. Un sourire se dessina dans le miroir. Dorkh
était persuadé qu'Halek avait tué son précepteur par
opportunisme, quand il ne l'avait fait que par plaisir. Le chemin qui
se dessinait devant lui demeurait dangereux. Même si Hadès avait
dirigé les Barbelés avec zèle, même s'il avait réussi à les
maintenir dociles après l'envol du Night Haunter, même s'il savait
manier l'ambition des autres comme une arme...le jeune garçon savait
que chaque pas en avant le rapprochait du point de mire de son
maître. Il s'autorisa enfin à s'allonger sur sa paillasse, offrant
son dos meurtri à l'humidité avide du tissu. La fatalité le
fatiguait. Depuis toujours, il lui avait fallu vivre sous l'influence
de maîtres égoïstes, cupides, qui pour lui ne comprenaient rien à
rien. Des idiots, tous autant qu'ils étaient.
Il
était coincé avec eux sur ce monde désolé alors que tant de
privilégiés avaient senti sur leur peau une chaleur fantasmée
durant des décennies lorsque leurs vaisseaux avaient quitté la
surface. Halek n'était pas né lorsque le Night Haunter fut retrouvé
par l'Empereur. Le Souverain de l'Imperium. Le Maître
de l'Humanité. Les récits content la naissance de couleurs que
jamais un seul nostramien n'avait vu de sa vie, l'inondation d'une
lumière si forte que la pluie avait cessé et que les nuages avaient
fui sous le vaisseau d'or qui avait déposé l'Empereur sur le sol
décapé. Ce dernier avait recueilli le Night Haunter dans sa
lumière, accompagné par quatre géants qui s'étaient présentés
comme ses frères.
Ils
n'étaient cependant restés guère longtemps. D'autres vaisseaux
avaient débarqué des milliers de guerriers, parés d'armures qui
paraissaient étonnamment sombres dans le halo éclatant de
l'Empereur. Ceux-là étaient les fils du Night Haunter, qui le
suivraient désormais à travers les étoiles dans son voyage
interminable. Un nombre incalculable d'humains, militaires, hommes de
savoir, historiens, ingénieurs, artisans...avaient sillonné les
cités nostramiennes pour en dresser le portrait, y greffer des
institutions et, disait-on, renouer les liens brisés d'un temps où
l'Humanité allait à sa guise dans le vide spatial. A la venue de
l'Empereur, la planète s'était immobilisée. Les nostramiens se
retrouvaient confrontés aux Terrans et aux natifs d'autres mondes,
l'activité industrielle avait par conséquent cessé. Les ouvriers,
techniciens, gens de mal ou de bien, tous formaient un maelstrom
vivant dans les rues de Nostramo Quintus au milieu duquel naviguaient
des nouveaux arrivants avides de savoir et de données en tous
genres. C'est lors de ce temps de redécouverte que sa mère était
tombée sous le charme d'un certain compilateur historique. Le peu
qu'elle en avait raconté à Halek était qu'il était de Terra, la
lointaine planète d'origine de l'espèce humaine, et qu'elle fut
même appelée, à un âge précaire, “la Bleue”. Elle ne voulait
pas qu'il découvre le taudis sous-terrain dans lequel elle vivait
déjà, aussi avaient-ils avaient passé des nuits entières sur des
docks puants, dans des établissements d'alcool, dans l'ombre des
gigantesques vaisseaux, à discuter. Elle avait bu ses paroles,
tentant d'en apprendre le plus possible sur les origines de
l'Univers, sur les anciennes croyances, les premiers âges, les
autres mondes qui étaient soudainement devenus connus de tous. En
retour, elle lui avait parlé de la vie nostramienne, de l'ordre
imposé par le Night Haunter, des anciennes strates corrompues de la
société. Il avait tout écouté avec soin, s'était bien comporté
avec elle, avait pris des notes et n'avait de cesse de lui répéter
que ses yeux noirs étaient à la fois déconcertants et magnifiques.
Lorsque la mère d'Halek lui parlait de cet homme, cet inconnu
qu'elle avait fréquenté durant toute la courte durée de son
séjour, elle lui évoquait un semblant d'affection, un sentiment qui
n'aurait pas pu être qualifié d'amour mais qui, pour une
nostramienne, était assez exceptionnel pour être perçu de la
sorte.
Après
que les décrets fussent instaurés et les gouverneurs adoubés, le
temps fut venu pour l'Empereur de repartir avec ses cinq fils. Klesya
avait d'ores et déjà fait ses adieux à son amant dont la navette
grise avait rejoint l'orbite des heures auparavant. Elle ignorait
encore qu'elle serait bientôt enceinte et que son fils à naître
arborerait des yeux noirs sertis d'iris bleus. Elle ignorait que son
sang bâtard le rabaisserait au sein des gangs qu'il fréquenterait
des années plus tard. Debout sur un escarpement rocheux dominant son
bloc d'habitation avec des centaines d'habitants qui essuyaient leurs
larmes, elle assistait de loin au départ des dieux vivants.
Le
Night Haunter, que tous sur Nostramo avaient redouté durant des
années, que tant admiraient, que tant haïssaient, lui qui avait
restauré l'ordre sur une planète en déclin, lui qui, enchâssé
dans une armure d'un bleu magnifique et profond gravissait la rampe
du vaisseau éclatant de son père: lui ne se retourna pas.
Il
n'y eut aucun regard vers le peuple qu'il avait fait sien par
servage. La population docile n'aurait droit à aucun discours,
aucune marque d'attention, aucun adieu. Comme si le prédateur qu'il
avait toujours été abandonnait aux charognards et à la nuit une
bête mourante et malade. Dans un crépitement assourdissant, la
divine lumière était repartie vers le néant de l'espace, rendant à
la pénombre un monde orphelin.
Halek
rouvrit les yeux et soupira, peinant à s'imaginer de telles scènes
alors que lui-même ne les avait vécues que par les récits de sa
mère. Le seul héritage qui en avait tiré était un sang qui
faisait de lui un rebut et l'avait contraint à la férocité pour
survivre. Sa mère connaissait bien certains des actes qu'il avait
perpétrés, et lui avait répété plusieurs fois qu'au fond, seule
leur société était responsable de ses agissements, qu'il n'aurait
pas été si brutal s'il avait grandi ailleurs. Elle se plaisait à
sourire en lui disant que le bleu dans ses yeux devait lui rappeler
que Terra était leur foyer à tous, que Nostramo n'était pas le
monde géniteur de l'Humanité et que celle-ci, fatalement, n'était
pas si mauvaise. Elle le lui avait souvent dit comme pour s'en
persuader elle-même, et Halek savait que c'était loin d'être vrai.
Pourquoi, après tout, l'Empereur serait-il venu réclamer ce monde
et son régent en armes et à la tête de guerriers formidables ?
Pourquoi le Night Haunter serait-il parti sans mot dire à la tête
d'une armée de fils
génétiques
? Rien que ça ! Pour quelles guerres, pour quelles conquêtes
s'envolaient-ils ? Quels ennemis pouvaient bien exister qui
nécessitent tant de superbe et de pouvoir ? Et plus que tout, pour
quels idéaux se battraient-ils ? Les quatre frères arrivés aux
côtés de l'Empereur avaient tous une stature noble qui imposait une
déférence immédiate et sans limites. L'un était paré d'un jaune
semblable à de l'or, le second d'un gris mat, puissant et vertueux,
les bras du troisième étincelaient d'argent et du dernier émanait
une splendeur qui avait provoqué autant de pleurs que la radiance de
l'Empereur. Face à eux, le Seigneur de Nostramo était pâle,
sinistre et dépareillé. Il n'était qu'une ombre soudain éblouie,
clouée sur place par tant de magnificence, en quels termes et
occasions aurait-il pu harmoniser une telle fratrie ?
Halek
n'avait eu de cesse de retourner cette question dans sa tête, et à
chaque fois il finissait par la repousser, ne trouvant aucune
réponse. Tout ce qu'il savait était que peu de temps après que la
nuit fut retombée, la corruption s'était de nouveau emparée de la
société. En quelques années, les crimes étaient redevenus un
aspect quotidien et les régences assignées par le nouvel ordre
impérial eurent tôt fait de relancer les rouages du profit
corrupteur. Seuls quelques gangs, plus ou moins influents, sont
restés fidèles à l'ordre imposé par le Night Haunter et n'ont eu
de cesse de mener des actions sanglantes pour rappeler la pègre à
l'ordre. Malheureusement, de telles organisations n'ont pas le poids
géopolitique des gouverneurs et des archi-régents, et leur déclin
se fait peu à peu ressentir. Les actions successives de destruction
du gang des Spectres puis du lancement de la Chasse faisaient partie
d'une démonstration de puissance de la part d'Hadès afin que tous
sachent que certains enseignements n'étaient pas oubliés. Malgré
cela, Halek savait que ce n'était qu'une question de temps avant que
tout cela ne s'effrite... Son plus gros problème, le plus immédiat,
était de survivre assez longtemps pour le découvrir...
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