mercredi 15 juillet 2020

Chapitre V - Réminiscences




Chapitre V

Réminiscences









L'humidité souterraine lui faisait du bien. Elle était plus pure que la pluie corrosive grâce à la roche qui la filtrait. Plus fraîche. Les parois minérales de sa chambre réfléchissaient la lumière artificielle installée par Halek sur le seul mur d'acier. Sa paillasse à moitié trempée lui tendait presque les bras, et il dut se retenir de s'y affaler pour dormir, comme il l'avait dit à sa mère. Au lieu de cela, il se mit torse-nu et laissa couler l'eau gelée de son robinet. Sa peau contrastait avec le noir des murs et aurait semblé pure s'il n'y avait pas eu ces plaies dans son dos. Les croûtes n'avaient eu de cesse de s'arracher à cause du tissu et ce dernier était bardé de sang séché. Halek recueillit un peu d'eau dans le creux de ses mains et se les passa sur le visage plusieurs fois. Il fit craquer sa nuque avant de laisser tomber sa tête en avant, en s'appuyant de ses mains sur le lavabo. Il fixa le fond de celui-ci, comme s'il pouvait s'y réfugier l'espace de quelques secondes. Les choses avaient rapidement changé. Peut-être trop à son goût, mais à quoi pouvait-il s'attendre ?

Que pouvait-il espérer ?

La Chasse mobilisait l'ensemble du gang, et témoignait de sa puissance...et surtout de son audace. Le risque de subir des pertes étant immense, tellement total, que bien des bandes fortunées sont retombées au bas de l'échelle tant leurs moyens s'en étaient retrouvés réduits. C'était le cas des Rédempteurs, dont faisait partie Halek avant que les Barbelés ne les absorbent. La dernière Chasse des Rédempteurs avait vu seulement le quart de la bande revenir à la cité et Hadès n'avait pas manqué de se tenir aux aguets. Le choix de rejoindre son gang ou de mourir fut vite fait. Certaines mentalités n'étaient cependant pas tout à fait recadrées malgré le temps. Dorkh souhaitait tuer Halek depuis l'assassinat de son précepteur, qui se trouvait être -fait assez rare pour être souligné- un semblant d'ami. Le fait qu'il soit assigné à la supervision d'Halek était une marque de provocation choisie par Hadès, sûrement en guise de test. Il voulait comparer les motivations de l'un et de l'autre, et savoir lequel de la vengeance ou de l'ambition prendrait le dessus. Halek ne se faisait aucune illusion quant à la nature de ce test. Au retour de la Chasse, il ne devrait en rester qu'un. Un sourire se dessina dans le miroir. Dorkh était persuadé qu'Halek avait tué son précepteur par opportunisme, quand il ne l'avait fait que par plaisir. Le chemin qui se dessinait devant lui demeurait dangereux. Même si Hadès avait dirigé les Barbelés avec zèle, même s'il avait réussi à les maintenir dociles après l'envol du Night Haunter, même s'il savait manier l'ambition des autres comme une arme...le jeune garçon savait que chaque pas en avant le rapprochait du point de mire de son maître. Il s'autorisa enfin à s'allonger sur sa paillasse, offrant son dos meurtri à l'humidité avide du tissu. La fatalité le fatiguait. Depuis toujours, il lui avait fallu vivre sous l'influence de maîtres égoïstes, cupides, qui pour lui ne comprenaient rien à rien. Des idiots, tous autant qu'ils étaient.

Il était coincé avec eux sur ce monde désolé alors que tant de privilégiés avaient senti sur leur peau une chaleur fantasmée durant des décennies lorsque leurs vaisseaux avaient quitté la surface. Halek n'était pas né lorsque le Night Haunter fut retrouvé par l'Empereur. Le Souverain de l'Imperium. Le Maître de l'Humanité. Les récits content la naissance de couleurs que jamais un seul nostramien n'avait vu de sa vie, l'inondation d'une lumière si forte que la pluie avait cessé et que les nuages avaient fui sous le vaisseau d'or qui avait déposé l'Empereur sur le sol décapé. Ce dernier avait recueilli le Night Haunter dans sa lumière, accompagné par quatre géants qui s'étaient présentés comme ses frères.
Ils n'étaient cependant restés guère longtemps. D'autres vaisseaux avaient débarqué des milliers de guerriers, parés d'armures qui paraissaient étonnamment sombres dans le halo éclatant de l'Empereur. Ceux-là étaient les fils du Night Haunter, qui le suivraient désormais à travers les étoiles dans son voyage interminable. Un nombre incalculable d'humains, militaires, hommes de savoir, historiens, ingénieurs, artisans...avaient sillonné les cités nostramiennes pour en dresser le portrait, y greffer des institutions et, disait-on, renouer les liens brisés d'un temps où l'Humanité allait à sa guise dans le vide spatial. A la venue de l'Empereur, la planète s'était immobilisée. Les nostramiens se retrouvaient confrontés aux Terrans et aux natifs d'autres mondes, l'activité industrielle avait par conséquent cessé. Les ouvriers, techniciens, gens de mal ou de bien, tous formaient un maelstrom vivant dans les rues de Nostramo Quintus au milieu duquel naviguaient des nouveaux arrivants avides de savoir et de données en tous genres. C'est lors de ce temps de redécouverte que sa mère était tombée sous le charme d'un certain compilateur historique. Le peu qu'elle en avait raconté à Halek était qu'il était de Terra, la lointaine planète d'origine de l'espèce humaine, et qu'elle fut même appelée, à un âge précaire, “la Bleue”. Elle ne voulait pas qu'il découvre le taudis sous-terrain dans lequel elle vivait déjà, aussi avaient-ils avaient passé des nuits entières sur des docks puants, dans des établissements d'alcool, dans l'ombre des gigantesques vaisseaux, à discuter. Elle avait bu ses paroles, tentant d'en apprendre le plus possible sur les origines de l'Univers, sur les anciennes croyances, les premiers âges, les autres mondes qui étaient soudainement devenus connus de tous. En retour, elle lui avait parlé de la vie nostramienne, de l'ordre imposé par le Night Haunter, des anciennes strates corrompues de la société. Il avait tout écouté avec soin, s'était bien comporté avec elle, avait pris des notes et n'avait de cesse de lui répéter que ses yeux noirs étaient à la fois déconcertants et magnifiques. Lorsque la mère d'Halek lui parlait de cet homme, cet inconnu qu'elle avait fréquenté durant toute la courte durée de son séjour, elle lui évoquait un semblant d'affection, un sentiment qui n'aurait pas pu être qualifié d'amour mais qui, pour une nostramienne, était assez exceptionnel pour être perçu de la sorte.
Après que les décrets fussent instaurés et les gouverneurs adoubés, le temps fut venu pour l'Empereur de repartir avec ses cinq fils. Klesya avait d'ores et déjà fait ses adieux à son amant dont la navette grise avait rejoint l'orbite des heures auparavant. Elle ignorait encore qu'elle serait bientôt enceinte et que son fils à naître arborerait des yeux noirs sertis d'iris bleus. Elle ignorait que son sang bâtard le rabaisserait au sein des gangs qu'il fréquenterait des années plus tard. Debout sur un escarpement rocheux dominant son bloc d'habitation avec des centaines d'habitants qui essuyaient leurs larmes, elle assistait de loin au départ des dieux vivants.
Le Night Haunter, que tous sur Nostramo avaient redouté durant des années, que tant admiraient, que tant haïssaient, lui qui avait restauré l'ordre sur une planète en déclin, lui qui, enchâssé dans une armure d'un bleu magnifique et profond gravissait la rampe du vaisseau éclatant de son père: lui ne se retourna pas.
Il n'y eut aucun regard vers le peuple qu'il avait fait sien par servage. La population docile n'aurait droit à aucun discours, aucune marque d'attention, aucun adieu. Comme si le prédateur qu'il avait toujours été abandonnait aux charognards et à la nuit une bête mourante et malade. Dans un crépitement assourdissant, la divine lumière était repartie vers le néant de l'espace, rendant à la pénombre un monde orphelin.

Halek rouvrit les yeux et soupira, peinant à s'imaginer de telles scènes alors que lui-même ne les avait vécues que par les récits de sa mère. Le seul héritage qui en avait tiré était un sang qui faisait de lui un rebut et l'avait contraint à la férocité pour survivre. Sa mère connaissait bien certains des actes qu'il avait perpétrés, et lui avait répété plusieurs fois qu'au fond, seule leur société était responsable de ses agissements, qu'il n'aurait pas été si brutal s'il avait grandi ailleurs. Elle se plaisait à sourire en lui disant que le bleu dans ses yeux devait lui rappeler que Terra était leur foyer à tous, que Nostramo n'était pas le monde géniteur de l'Humanité et que celle-ci, fatalement, n'était pas si mauvaise. Elle le lui avait souvent dit comme pour s'en persuader elle-même, et Halek savait que c'était loin d'être vrai. Pourquoi, après tout, l'Empereur serait-il venu réclamer ce monde et son régent en armes et à la tête de guerriers formidables ? Pourquoi le Night Haunter serait-il parti sans mot dire à la tête d'une armée de fils génétiques ? Rien que ça ! Pour quelles guerres, pour quelles conquêtes s'envolaient-ils ? Quels ennemis pouvaient bien exister qui nécessitent tant de superbe et de pouvoir ? Et plus que tout, pour quels idéaux se battraient-ils ? Les quatre frères arrivés aux côtés de l'Empereur avaient tous une stature noble qui imposait une déférence immédiate et sans limites. L'un était paré d'un jaune semblable à de l'or, le second d'un gris mat, puissant et vertueux, les bras du troisième étincelaient d'argent et du dernier émanait une splendeur qui avait provoqué autant de pleurs que la radiance de l'Empereur. Face à eux, le Seigneur de Nostramo était pâle, sinistre et dépareillé. Il n'était qu'une ombre soudain éblouie, clouée sur place par tant de magnificence, en quels termes et occasions aurait-il pu harmoniser une telle fratrie ?
Halek n'avait eu de cesse de retourner cette question dans sa tête, et à chaque fois il finissait par la repousser, ne trouvant aucune réponse. Tout ce qu'il savait était que peu de temps après que la nuit fut retombée, la corruption s'était de nouveau emparée de la société. En quelques années, les crimes étaient redevenus un aspect quotidien et les régences assignées par le nouvel ordre impérial eurent tôt fait de relancer les rouages du profit corrupteur. Seuls quelques gangs, plus ou moins influents, sont restés fidèles à l'ordre imposé par le Night Haunter et n'ont eu de cesse de mener des actions sanglantes pour rappeler la pègre à l'ordre. Malheureusement, de telles organisations n'ont pas le poids géopolitique des gouverneurs et des archi-régents, et leur déclin se fait peu à peu ressentir. Les actions successives de destruction du gang des Spectres puis du lancement de la Chasse faisaient partie d'une démonstration de puissance de la part d'Hadès afin que tous sachent que certains enseignements n'étaient pas oubliés. Malgré cela, Halek savait que ce n'était qu'une question de temps avant que tout cela ne s'effrite... Son plus gros problème, le plus immédiat, était de survivre assez longtemps pour le découvrir...





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