Chapitre I
Une marque de plus
Une goutte de pluie entrait toujours en scène avec fracas. Son premier acte consistait à chuter d'une hauteur vertigineuse, offerte à la force de gravité. Elle s'étirait en une longue traînée de plusieurs centimètres, ses molécules retenues entre elles par élasticité malgré la force qui cherchait à l'écarteler. Quand enfin l'impact se produisait sur une surface solide, l'énergie cinétique développée lors de la chute provoquait au niveau microscopique un véritable cataclysme. Les particules liquides étaient alors projetées et dispersées dans toutes les directions. A leur retombée, elles fusionnaient avec d'autres fragments d'eau pour, au final, reconstituer d'autres gouttes.
Ainsi suspendues, elles paraissaient observer le monde en-dessous d'elles. Si leurs opinions avaient pu être exposées, elles auraient sans doute évoqué les abysses qu'elles surplombaient. Pas ou peu de lumière pour faire briller la pluie qui ne demandait qu'à se parer d’ornements. La faible teinte bleutée d'un astre mort donnait l'impression d'un reflet sur une faux gigantesque que la nuit elle-même souhaitait utiliser pour trancher le monde en deux. La voûte nuageuse de gris et de noir n'offrait aucun confort. Telles des tornades cancéreuses, les émanations chimiques des trop nombreuses cheminées grimpaient à la manière de nuées infernales vers les cieux, berçant l'horizon d'un crépuscule nauséeux.
Écœurée par un environnement aussi maussade, sans doute l'eau chargée de corrosion et de poisons en tous genres aurai-t-elle choisi de tomber à nouveau vers un cadre plus profiteur et à même d'honorer sa constitution. C'est donc lentement, paresseusement, que la goutte égoïste se serait soustraite à ses semblables - estimant cet entourage bien trop terne à son goût – en glissant le long de son perchoir jusqu'à ce que le vide l'appelle à nouveau.
Malheureusement, aucun paysage prometteur ne l'attendrait plus jamais. Innocemment guidée une fois de plus sur une trajectoire ballottée par quelques courants d'air, elle finit sa course aveugle dans un écrin mou et chaud. Sa froideur foudroya le crâne sur lequel elle était tombée. Une main rageuse et gigantesque vint aussitôt punir la goutte insolente qui, sans le vouloir, s'était écrasée là.
- Putain de vérole ! Pourquoi juste derrière l'oreille ?
Elle frotta énergiquement sa tête pour chasser l’intruse. Celyne détestait cela. La flotte glacée avait toujours son chic pour atteindre des endroits stratégiques. Traversant les ténèbres de la cité, elle suivait une silhouette sombre qui n'avait pas parlé depuis leur départ des districts périphériques. Comme toujours, ils se dirigeaient vers les Ronces pour y traîner. Marcher ne l'aidait pas à se réchauffer, et l'intervention liquide dont elle gardait encore le souvenir désagréable n'arrangeait pas les choses. Elle en avait simplement marre de ce crachin miteux.
- Eh ! Tu crois qu'une nuit ça cessera ?
L'autre ne se retourna pas et ne répondit rien, ce qui la fit soupirer. Ils bifurquèrent sous un porche duquel pendaient des crochets à l'aspect peu engageant. Ils ne levèrent même pas la tête. Devant eux, quelques marches glissantes menaient à un vaste espace où avait poussé une véritable forêt épineuse. Les dalles recouvertes d'un gravier poisseux étaient jonchées de débris en tous genres, mêlés à des morceaux de ronces mortes. Celyne laissait ses yeux noirs dériver sur le sol alors que ses guêtres enjambaient des bouts de plastek, de ferro-béton, des câbles, des pièces de vêtements, des tissus fibreux et parfois organiques. Des nécrophages aux yeux brillants détalaient sur leur passage bien qu'un ou deux téméraires durent être repoussés par un coup de pied nonchalant de la part du garçon devant elle. Après tout, il était plus grand et plus vieux qu'elle, à lui revenait donc le sale boulot. Elle sourit à cette pensée alors qu'ils s'enfonçaient toujours plus dans le maelstrom de pointes. Sur n'importe quel autre monde, l'endroit aurait été considéré, au mieux, comme une décharge. Et comme toute décharge a son lot de visiteurs attitrés, il était normal qu'ils rejoignent leur coin d'errance. Le vieux condensateur qui leur servait d'assise était toujours là, sous son porche de toile déchirée. Ils avaient galéré pour le traîner jusque-là, car les cent cinquante kilos de la machine ne s'étaient pas laissé faire face à des adolescents. La boue huileuse avait cependant joué un rôle apprécié en facilitant la glisse du caisson.
Ils s'assirent sans mot dire après avoir déposé leurs besaces vides. Celyne soupira vers le ciel et la couronne bleutée qui lui prêtait sa teinte. Son ami ramassa un caillou humide en forme de dent et l'inspecta d'un œil absent.
- Sinon, tu en as quelque chose à faire ? Demanda-t-elle. C'est pas comme si je t'avais posé une question...
Il la regarda en coin, et esquissa un faible sourire avant de replonger ses yeux vers le sol.
- Je pense que ça cessera la nuit où tu feras découler tes questions d'une pensée logique. Répondit-il enfin d'une voix calme.
- Qu'est-ce que tu me chantes ?
- Réfléchis, idiote. Comment voudrais-tu empêcher la pluie de tomber ? Ce serait comme demander au vent d'arrêter de souffler. Impossible.
- Et pourquoi pas ? J'suis sûre que tout peut se faire. La preuve, on ne voit même pas notre étoile-mère ! C'est ce qu'on nous a appris la dernière fois en étude d’astronomie : Tenebor est placée devant elle, alors que dans des millions de systèmes les planètes ont une de leurs faces illuminées. On est donc bien un cas à part ! L'Humanité n'aurait jamais pu s'élever si le Soleil de Terra ne l'avait pas éclairée !
- Et si c'était le cas ici, on serait tous morts. Notre astre est mourant et ses radiations nous changeraient en viande cuite si nous étions exposés de la sorte. Je ne pense pas que cela te tenterait de sentir ta peau grésiller, si ?
Elle se frotta les bras à cette idée, secouant ses cheveux coupés court.
- Bien sûr que non ! Mais imagine rien qu'une seconde : la cité dans la lumière ? Voir notre monde dans une gamme de couleurs différentes...
- Il y a déjà un bon paquet de choses qui mériteraient de rester dans l'ombre, rétorqua-t-il alors que ses yeux bleus irradiaient de sarcasme.
Comme pour souligner cette dernière phrase, un bref écho parvint à leurs oreilles. Répercuté par les murs gigantesques de la cité, il était faible mais ô combien distinctif. Depuis toujours habitués à entendre ce type de son, ils l'accueillirent avec nonchalance et habitude. Les hurlements avaient toujours fait partie de l'atmosphère polluée de Nostramo Quintus, aussi sûrement que ses nuages toxiques. Les guerres entre groupes et gangs rythmaient le quotidien de tous, et aucune génération n'était épargnée...
Celyne tapota le sol innocemment du bout des pieds, fredonnant une mélodie comme si de rien n'était. L'autre utilisa son caillou pour graver une petite ligne verticale sur le côté du caisson, qui s'ajoutait à une longue liste de griffures, avant de le jeter avec détachement.
- Tu penses qu'il sera content ? Finit-elle par demander.
Il soupira, visiblement fatigué de répondre à toutes ces questions.
- Si je ne t'avais pas toujours connu, je t'aurais déjà assommé, au minimum. Répondit-il en se massant la nuque.
- T'es trop vieux Hal', tu serais incapable de me toucher ! Elle pointa du doigt les cheveux de son ami, qui grisonnaient déjà par endroits malgré son jeune âge.
- Ne me tente pas, petite chose. Il serait dommage que tu te retrouves invalide alors que tu viens à peine d'intégrer le clan.
- Un tracas pour toi aussi, puisqu' Hadès t'a personnellement chargé de t'occuper de moi ! Dit-elle en souriant. Elle inspira par le nez tout en désignant du menton la direction d'où semblait être venu le hurlement. C'est toi qui dois m'apprendre !
Elle marqua une pause et hocha la tête d'un air enjoué, changeant brusquement de sujet.
- C'est presque marrant, j'ai l'impression que tout s'est déroulé super vite !
- Parce que c'est le cas, et c'était également le but...
- C'est moi qui vais finir par t'assommer Halek ! Et d'ailleurs t'as toujours pas répondu à ma question. Encore une fois !
Elle lui tapa sur l'épaule, ce qui ne le fit guère bouger. Dans l'obscurité résonna un second bruit, déformé à nouveau par les parois successives que le son devait percuter pour parvenir à leurs oreilles. Ils perçurent une détonation sèche, qui traîna derrière elle un grondement sourd. Derrière le paysage de cheminées et de structures hideuses, un halo orangé viola le spectre coloré de Nostramo alors qu'un champignon enflammé partait à l'assaut du ciel. Les yeux noirs de Celyne reflétèrent la lueur de l'explosion et furent noyés de larmes en réponse à la lumière hostile, alors que les yeux bleus d' Halek se fermaient en signe de soulagement.
- Oui, finit-il par répondre, je pense qu'il sera content...
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