Chapitre
VI
La
Chasse
L’odeur
des échappements lui piquait le nez. Il était habitué à la
pollution, mais ce parfum d’essence un peu trop fort trahissait des
gaz imbrûlés, des pièces usées au coeur même du moteur à cause
d’un entretien négligé. Malgré lui, Halek ne put s’empêcher
de faire l’analogie avec sa planète et sa population, et cette
pensée dessina un sourire avorté sur son visage à moitié
recouvert par un foulard.
Ce
qu’il aurait pu qualifier d’amusement mesquin s’évanouit dans
la seconde, ramenant le garçon à sa situation.
Sous
l’éclat chétif de Tenebor, la colonne de camions progressait
depuis maintenant deux heures dans la rocaille des collines sous une
averse glacée. Derrière eux, la capitale emplissait l’horizon de
ses spires et de ses cheminées. On pouvait entendre, à cette
distance, le bourdonnement sourd de la ville dans lequel tous étaient
habituellement plongés sans y faire attention.
Les
nuages jaunâtres s’élevaient verticalement jusqu’à ce que les
vents, à une altitude quelconque, les étirent sur des kilomètres.
Ils se diffusaient alors dans l’atmosphère en se mêlant avec la
faible lueur de la lune, union de laquelle résultait une palette de
couleurs qui donnait envie de vomir.
Halek
la regardait, maintenant qu’ils avaient mis une certaine distance
entre elle et leur convoi. Ainsi exposée, la cité ressemblait à
une grande bête hideuse couchée sur le flanc, agonisant sous ses
propres relents empoisonnés.
Il
y avait passé toute sa courte vie et ne s’était encore jamais
aventuré aussi loin. En la dévisageant dans les soubresauts du
camion à plateau dans lequel il se trouvait, il sentit quelque part
dans sa poitrine qu’il ne la reverrait pas.
Aussitôt,
il écrasa cette pensée dans un relent de colère. Bien sûr qu’il
reviendrait ! Cette cité avait beau d’avoir que des malheurs à
offrir, sa mère y vivait, et il ne pouvait pas concevoir de
l’abandonner.
Halek
releva les yeux pour croiser ceux de Dorkh, assis en face de lui,
rayés par les cheveux sales qui tombaient devant son visage.
Le
regard qu’ils échangèrent fut aussi chargé d’hostilité dans
un sens comme dans l’autre. Halek détesta cela, mais ce fut lui
qui détourna le regard en premier. Il fit refluer l’envie de
s’appuyer sur la pointe de son pied gauche pour faire tressauter sa
jambe. Le stress grandissait inexorablement, mais il s’interdisait
de montrer la moindre faille. Celyne, à sa droite, se prêtait à
l’exercice avec beaucoup moins de succès. Elle se rongeait les
ongles et, lorsqu’elle ne le faisait pas, se mordait la lèvre
inférieure quand elle constatait, elle aussi, que la cité
s’éloignait. Paradoxalement, ils étaient plus en sécurité en
dehors de ses murs, mais ils n’étaient pas en ballade de santé.
-
Tu partiras cinquante mètres devant avec ta gueuse.
La
voix de Dorkh résonnait de façon rauque à la radio, accompagnée
d’un sifflement parasitaire. Halek ne répondit pas, ceci n’était
pas une requête, c’était un ordre direct. Pas le choix, il
devrait obéir même si cela le révulsait. Il se contenta d’un
“clic” sur la radio en guise d’accusé de réception.
Evidemment, Dorkh n’allait pas les mener lui-même à
l’avant-garde, et Halek lui concéda ce point. Lui-même, s’il
avait eu le choix, n’aurait pas servi d’appât. Il jeta un
nouveau coup d’œil vers l’arrière du convoi, trouvant le
véhicule d’Hadès qui fermait la marche. Le chef du gang, comme
s’il l’observait en retour, semblait sonder son cerveau de ses
lentilles impénétrables. Halek sentit malgré lui ses sourcils se
froncer. Il ressentit la soudaine envie de voir cette tête se
détacher de ses épaules dans un flot de sang.
Une
voix mit fin à ce fantasme nouveau-né: celle du chauffeur de tête
qui résonna dans tous les casques radio sur la fréquence commune.
-
A tous les véhicules, augmentez l’intervalle. Falaises droit
devant.
Le
camion derrière eux rétrograda dans un claquement d'engrenages mal
calés. De nouveaux relents de carburant assaillirent les narines d'
Halek alors qu'il relevait la tête pour découvrir les Falaises. Peu
de choses sur Nostramo avaient pu réellement lui plaire, mais le
convoi longeant la crête d'ardoise qui plongeait vers les abîmes
lui fit oublier un instant sa situation. Sa surprise fut authentique;
jamais personne ne lui avait dit qu'il existait des étendues d'eau
en dehors des sources souterraines. La roche tranchante descendait
des collines pour d'un seul coup chuter vers un océan du noir le
plus profond qu'il ait jamais vu.
Un
souvenir lui revint, une nouvelle fois tiré de la mythologie
terrane. Pendant longtemps, certains peuples croyaient qu'un
continent entier avait été englouti, perdu corps et âmes, et le
lieu de son dernier repos gardé par une créature marine abominable
qui tuait impitoyablement quiconque violait ce territoire interdit.
Il imagina que si une telle bête avait un jour vécu, de telles eaux
auraient parfaitement pu l'accueillir. Il connaissait son nom, mais
il lui échappait sur le moment; d'ailleurs il ne s'en préoccupa pas
le moins du monde. Après quelques minutes de progression, la voix
cancéreuse d'Hadès grésilla sur la fréquence.
-
A tous les véhicules, halte. Nous sommes assez loin.
Le
convoi stoppa dans le raclement de ses chenilles et de ses pneus
renforcés sur la roche traîtresse, rendue encore plus glissante par
la pluie polluée. Quelques hommes en descendirent, mais la majeure
partie du gang resterait dans les véhicules découverts pour
décamper si la situation tournait mal. Ce qui, au vu de leur gibier,
ne manquerait pas d'arriver...
-
Il est temps pour nos volontaires de partir en avant-garde,
ajouta-t-il, ne refrénant pas l'amusement perceptible dans sa voix.
Halek
vérifia pour la dernière fois l'arme dont Dorkh l'avait doté: un
pistolet-mitrailleur de petit calibre, mal entretenu.
A
sa perception, il s'était empressé de le démonter pour en nettoyer
les pièces internes et, accessoirement, s'assurer qu'elle n'avait
pas été sabotée ou neutralisée. Celyne avait subi les railleries
de Dorkh lorsqu'il lui avait refourgué un fusil à canon scié bien
trop gros pour elle. Son calibre occasionnerait certainement une
belle démise d'épaule si elle s'en servait. Elle vérifia une
dernière fois que les cartouches étaient bien à leur place, tout
comme Halek s'assura que sa propre arme était prête à tirer. Avec
trois chargeurs d'une trentaine de coups chacun, il faudrait
économiser ses tirs. Il ne se faisait pas d'illusions quant au
maigre équipement que Celyne et lui avaient reçu. Personne ne
misait sur leur survie et Hadès n'allait certainement pas risquer de
perdre des armes hors de prix.
Ils
quittèrent la relative sécurité du convoi pour parcourir d'un pas
bancal le dangereux terrain formé d'arêtes coupantes.
La
manœuvre était d'une grossière mais efficace simplicité. Attirer
le couguar en avant des véhicules, le coincer au bord du précipice,
puis le mettre à mort. En pratique, Halek savait très bien que ni
lui ni Celyne n'étaient censés survivre à la première étape du
plan. Il se retourna pour lui adresser quelques mots, loin des
oreilles de Dorkh qui était à mi-chemin entre les transports et
eux.
-
Écoute-moi. Je sais que tu as peur, j'ai peur aussi. Mais si nous
voulons survivre aux prochaines minutes il va falloir que tu fasses
ce que je te dis d'accord ?
Elle
acquiesça, ressemblant plus que jamais à une enfant terrorisée
maniant une arme presque aussi grande qu'elle.
Ses
yeux semblaient lutter pour ne pas fondre en larmes, elle semblait
prête à se laisser mourir dans un coin en pleurant.
-
Celyne, je vais avoir besoin de toi ! Halek jouait la carte du mentor
rassurant autant qu'il le pouvait. Je ne pourrai pas m'en sortir si
tu ne fais pas preuve de courage. Tout ce que nous avons à faire,
c'est bien regarder, bien écouter, et nous cacher s'il se passe
quelque chose, d'accord ?
-
Je croyais qu'on traquait quelque chose moi ! Pourquoi se
retrouve-t-on devant tout le monde ? Sanglota-t-elle. Son stress
prenait le dessus et elle commençait à regarder tout autour d'elle.
De toute évidence, elle ne s'était jamais sentie aussi seule.
-
On n'a pas le choix. Pour débusquer un couguar, il faut l'attirer
dehors. Regarde derrière toi, le gang au complet est prêt à faire
feu pour nous protéger et tuer la bête quand elle se montrera. Il
n'en croyait pas un mot lui-même, mais sans doute avait-il lui aussi
besoin de se rassurer un peu.
Elle
regarda le convoi quelques secondes, renifla en se frottant les yeux
et leva son fusil.
-
Je ne sais pas si je saurai m'en servir, Hal', dit-elle d'une voix
triste.
Il
mit un genou à terre, ignorant ce que beuglait Dorkh à la radio. Il
gesticulait derrière eux et Hadès s'était levé de son trône
situé en haut du dernier véhicule. Il fallait bouger. Rapidement.
-
Pas compliqué. Tu alignes la mire qui est ici entre ton œil et ta
cible, tu souffles et tu tires.
-
Je souffle et je tire. Elle avait soupiré cette phrase, comme
envoûtée par le pouvoir qu'elle réalisait tenir entre ses mains.
-
C'est ça. Allons-y maintenant, dit-il en se relevant.
Il
jeta un regard vers Dorkh, baissa le foulard qui masquait sa bouche
et cracha vers lui en réponse à son geste quelques jours plus tôt.
De toute façon, ils allaient sans doute mourir, alors autant que la
politesse soit rendue.
Halek
et Celyne progressèrent sur une centaine de mètres, s'arrêtant
régulièrement pour tendre l'oreille et scruter les alentours.
Quelle
situation délicieusement périlleuse,
pensa-t-il. La montagne à gauche, le convoi derrière, la falaise à
droite et le danger devant. Ouais,
le danger partout quoi...
Une
lueur accrocha son regard sur la crête de la montagne. Il mit
immédiatement un genou à terre, imité par Celyne qui levait
maintenant à l'excès son fusil devant ses yeux. Halek posa la main
sur sa radio, ouvrant une liaison avec l'ensemble du gang bien qu'il
ne s'adressât qu'à son maître.
-
Seigneur Hadès, je vois quelque chose à environ trois cents mètres
gauche du convoi, là-haut. J'ai cru distinguer une forme humaine
mais je ne vois plus que deux petites lumières rouges.
Hadès
le coupa sèchement.
-
Il n'y a rien bâtard. Contente-toi d'avancer et de débusquer ce
foutu carnivore. Il est déjà sûrement sur ta trace, arrange-toi
pour qu'il se montre.
-
Mais, voulut-il poursuivre.
-
J'ai dit: il n'y a rien ! La seule chose qui importe pour toi, c'est
de rester en vie assez longtemps pour hurler le signal quand le
couguar t'ouvrira le ventre !
Hadès
coupa la liaison sans autre forme de procès. Au moins c'était
clair. Il hocha la tête pour indiquer la reprise de progression à
Celyne, rassuré qu'elle ne porte pas de radio. En se relevant, il
jeta un dernier regard vers les deux minuscules points rouges qui
n'étaient pas sans lui rappeler les voyants du silo, au repère du
gang.
Il
n'avait fait que cinq pas lorsqu'il s'immobilisa, figé comme une
statue. Il tendit l'oreille, retint sa respiration et perçut un
grondement par-dessus la pluie, comme un roulement de tonnerre
lointain. Lointain, mais qui se rapprochait à grande vitesse. Il
n'eut qu'une seconde pour réagir. Il poussa Celyne en arrière,
braqua son arme vers de flanc de la montagne et, dans le même
mouvement, sortit une torche dérobée dans un entrepôt d'adamantium
pour trancher la nuit de son faisceau éblouissant.
Le
couguar, surpris et aveuglé par le soudain rayon lumineux, sauta
dans sa course pour esquiver ces proies dotées d'une défense aussi
agressive. Il retomba quelques mètres plus loin, secouant la tête
en grognant pour protéger ses yeux de la torche qu' Halek maintenait
braquée sur lui. Celyne était restée à terre, terrorisée par le
monstre.
Mais
qu'est-ce qu'ils foutent
? Pensa Halek. Ouvrez
le feu, bande d'idiots !
Comme
pour exaucer son souhait, la nuit fut déchirée par les rafales
lâchées depuis le convoi. Mais très vite, Halek perdit son
assurance quand il constata qu'aucun tir ne le frôlait ni ne
touchait sa cible. Le couguar rugit en s'approchant, et le
pistolet-mitrailleur cracha une grêle de projectiles qui ricochèrent
sans peine sur l'épaisse cuirasse dorsale du fauve.
Du
convoi s'élevaient à présents des cris, entrecoupés du staccato
des armes automatiques. Sur la fréquence noyée de parasites et
hachée par les tirs, Halek distingua une phrase qui lui glaça le
sang aussi sûrement que les crocs démesurés que la bête dévoilait
en rampant vers lui, prête à bondir.
-
Il y en a deux !
*
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