mercredi 15 juillet 2020

Chapitre VI - La Chasse




Chapitre VI

La Chasse










L’odeur des échappements lui piquait le nez. Il était habitué à la pollution, mais ce parfum d’essence un peu trop fort trahissait des gaz imbrûlés, des pièces usées au coeur même du moteur à cause d’un entretien négligé. Malgré lui, Halek ne put s’empêcher de faire l’analogie avec sa planète et sa population, et cette pensée dessina un sourire avorté sur son visage à moitié recouvert par un foulard.
Ce qu’il aurait pu qualifier d’amusement mesquin s’évanouit dans la seconde, ramenant le garçon à sa situation.
Sous l’éclat chétif de Tenebor, la colonne de camions progressait depuis maintenant deux heures dans la rocaille des collines sous une averse glacée. Derrière eux, la capitale emplissait l’horizon de ses spires et de ses cheminées. On pouvait entendre, à cette distance, le bourdonnement sourd de la ville dans lequel tous étaient habituellement plongés sans y faire attention.
Les nuages jaunâtres s’élevaient verticalement jusqu’à ce que les vents, à une altitude quelconque, les étirent sur des kilomètres. Ils se diffusaient alors dans l’atmosphère en se mêlant avec la faible lueur de la lune, union de laquelle résultait une palette de couleurs qui donnait envie de vomir.
Halek la regardait, maintenant qu’ils avaient mis une certaine distance entre elle et leur convoi. Ainsi exposée, la cité ressemblait à une grande bête hideuse couchée sur le flanc, agonisant sous ses propres relents empoisonnés.
Il y avait passé toute sa courte vie et ne s’était encore jamais aventuré aussi loin. En la dévisageant dans les soubresauts du camion à plateau dans lequel il se trouvait, il sentit quelque part dans sa poitrine qu’il ne la reverrait pas.
Aussitôt, il écrasa cette pensée dans un relent de colère. Bien sûr qu’il reviendrait ! Cette cité avait beau d’avoir que des malheurs à offrir, sa mère y vivait, et il ne pouvait pas concevoir de l’abandonner.
Halek releva les yeux pour croiser ceux de Dorkh, assis en face de lui, rayés par les cheveux sales qui tombaient devant son visage.
Le regard qu’ils échangèrent fut aussi chargé d’hostilité dans un sens comme dans l’autre. Halek détesta cela, mais ce fut lui qui détourna le regard en premier. Il fit refluer l’envie de s’appuyer sur la pointe de son pied gauche pour faire tressauter sa jambe. Le stress grandissait inexorablement, mais il s’interdisait de montrer la moindre faille. Celyne, à sa droite, se prêtait à l’exercice avec beaucoup moins de succès. Elle se rongeait les ongles et, lorsqu’elle ne le faisait pas, se mordait la lèvre inférieure quand elle constatait, elle aussi, que la cité s’éloignait. Paradoxalement, ils étaient plus en sécurité en dehors de ses murs, mais ils n’étaient pas en ballade de santé.

- Tu partiras cinquante mètres devant avec ta gueuse.

La voix de Dorkh résonnait de façon rauque à la radio, accompagnée d’un sifflement parasitaire. Halek ne répondit pas, ceci n’était pas une requête, c’était un ordre direct. Pas le choix, il devrait obéir même si cela le révulsait. Il se contenta d’un “clic” sur la radio en guise d’accusé de réception. Evidemment, Dorkh n’allait pas les mener lui-même à l’avant-garde, et Halek lui concéda ce point. Lui-même, s’il avait eu le choix, n’aurait pas servi d’appât. Il jeta un nouveau coup d’œil vers l’arrière du convoi, trouvant le véhicule d’Hadès qui fermait la marche. Le chef du gang, comme s’il l’observait en retour, semblait sonder son cerveau de ses lentilles impénétrables. Halek sentit malgré lui ses sourcils se froncer. Il ressentit la soudaine envie de voir cette tête se détacher de ses épaules dans un flot de sang.

Une voix mit fin à ce fantasme nouveau-né: celle du chauffeur de tête qui résonna dans tous les casques radio sur la fréquence commune.

- A tous les véhicules, augmentez l’intervalle. Falaises droit devant.

Le camion derrière eux rétrograda dans un claquement d'engrenages mal calés. De nouveaux relents de carburant assaillirent les narines d' Halek alors qu'il relevait la tête pour découvrir les Falaises. Peu de choses sur Nostramo avaient pu réellement lui plaire, mais le convoi longeant la crête d'ardoise qui plongeait vers les abîmes lui fit oublier un instant sa situation. Sa surprise fut authentique; jamais personne ne lui avait dit qu'il existait des étendues d'eau en dehors des sources souterraines. La roche tranchante descendait des collines pour d'un seul coup chuter vers un océan du noir le plus profond qu'il ait jamais vu.
Un souvenir lui revint, une nouvelle fois tiré de la mythologie terrane. Pendant longtemps, certains peuples croyaient qu'un continent entier avait été englouti, perdu corps et âmes, et le lieu de son dernier repos gardé par une créature marine abominable qui tuait impitoyablement quiconque violait ce territoire interdit. Il imagina que si une telle bête avait un jour vécu, de telles eaux auraient parfaitement pu l'accueillir. Il connaissait son nom, mais il lui échappait sur le moment; d'ailleurs il ne s'en préoccupa pas le moins du monde. Après quelques minutes de progression, la voix cancéreuse d'Hadès grésilla sur la fréquence.

- A tous les véhicules, halte. Nous sommes assez loin.

Le convoi stoppa dans le raclement de ses chenilles et de ses pneus renforcés sur la roche traîtresse, rendue encore plus glissante par la pluie polluée. Quelques hommes en descendirent, mais la majeure partie du gang resterait dans les véhicules découverts pour décamper si la situation tournait mal. Ce qui, au vu de leur gibier, ne manquerait pas d'arriver...

- Il est temps pour nos volontaires de partir en avant-garde, ajouta-t-il, ne refrénant pas l'amusement perceptible dans sa voix.

Halek vérifia pour la dernière fois l'arme dont Dorkh l'avait doté: un pistolet-mitrailleur de petit calibre, mal entretenu.
A sa perception, il s'était empressé de le démonter pour en nettoyer les pièces internes et, accessoirement, s'assurer qu'elle n'avait pas été sabotée ou neutralisée. Celyne avait subi les railleries de Dorkh lorsqu'il lui avait refourgué un fusil à canon scié bien trop gros pour elle. Son calibre occasionnerait certainement une belle démise d'épaule si elle s'en servait. Elle vérifia une dernière fois que les cartouches étaient bien à leur place, tout comme Halek s'assura que sa propre arme était prête à tirer. Avec trois chargeurs d'une trentaine de coups chacun, il faudrait économiser ses tirs. Il ne se faisait pas d'illusions quant au maigre équipement que Celyne et lui avaient reçu. Personne ne misait sur leur survie et Hadès n'allait certainement pas risquer de perdre des armes hors de prix.

Ils quittèrent la relative sécurité du convoi pour parcourir d'un pas bancal le dangereux terrain formé d'arêtes coupantes.
La manœuvre était d'une grossière mais efficace simplicité. Attirer le couguar en avant des véhicules, le coincer au bord du précipice, puis le mettre à mort. En pratique, Halek savait très bien que ni lui ni Celyne n'étaient censés survivre à la première étape du plan. Il se retourna pour lui adresser quelques mots, loin des oreilles de Dorkh qui était à mi-chemin entre les transports et eux.

- Écoute-moi. Je sais que tu as peur, j'ai peur aussi. Mais si nous voulons survivre aux prochaines minutes il va falloir que tu fasses ce que je te dis d'accord ?

Elle acquiesça, ressemblant plus que jamais à une enfant terrorisée maniant une arme presque aussi grande qu'elle.
Ses yeux semblaient lutter pour ne pas fondre en larmes, elle semblait prête à se laisser mourir dans un coin en pleurant.

- Celyne, je vais avoir besoin de toi ! Halek jouait la carte du mentor rassurant autant qu'il le pouvait. Je ne pourrai pas m'en sortir si tu ne fais pas preuve de courage. Tout ce que nous avons à faire, c'est bien regarder, bien écouter, et nous cacher s'il se passe quelque chose, d'accord ?

- Je croyais qu'on traquait quelque chose moi ! Pourquoi se retrouve-t-on devant tout le monde ? Sanglota-t-elle. Son stress prenait le dessus et elle commençait à regarder tout autour d'elle. De toute évidence, elle ne s'était jamais sentie aussi seule.

- On n'a pas le choix. Pour débusquer un couguar, il faut l'attirer dehors. Regarde derrière toi, le gang au complet est prêt à faire feu pour nous protéger et tuer la bête quand elle se montrera. Il n'en croyait pas un mot lui-même, mais sans doute avait-il lui aussi besoin de se rassurer un peu.

Elle regarda le convoi quelques secondes, renifla en se frottant les yeux et leva son fusil.

- Je ne sais pas si je saurai m'en servir, Hal', dit-elle d'une voix triste.

Il mit un genou à terre, ignorant ce que beuglait Dorkh à la radio. Il gesticulait derrière eux et Hadès s'était levé de son trône situé en haut du dernier véhicule. Il fallait bouger. Rapidement.

- Pas compliqué. Tu alignes la mire qui est ici entre ton œil et ta cible, tu souffles et tu tires.

- Je souffle et je tire. Elle avait soupiré cette phrase, comme envoûtée par le pouvoir qu'elle réalisait tenir entre ses mains.

- C'est ça. Allons-y maintenant, dit-il en se relevant.

Il jeta un regard vers Dorkh, baissa le foulard qui masquait sa bouche et cracha vers lui en réponse à son geste quelques jours plus tôt. De toute façon, ils allaient sans doute mourir, alors autant que la politesse soit rendue.
Halek et Celyne progressèrent sur une centaine de mètres, s'arrêtant régulièrement pour tendre l'oreille et scruter les alentours.
Quelle situation délicieusement périlleuse, pensa-t-il. La montagne à gauche, le convoi derrière, la falaise à droite et le danger devant. Ouais, le danger partout quoi...

Une lueur accrocha son regard sur la crête de la montagne. Il mit immédiatement un genou à terre, imité par Celyne qui levait maintenant à l'excès son fusil devant ses yeux. Halek posa la main sur sa radio, ouvrant une liaison avec l'ensemble du gang bien qu'il ne s'adressât qu'à son maître.

- Seigneur Hadès, je vois quelque chose à environ trois cents mètres gauche du convoi, là-haut. J'ai cru distinguer une forme humaine mais je ne vois plus que deux petites lumières rouges.

Hadès le coupa sèchement.

- Il n'y a rien bâtard. Contente-toi d'avancer et de débusquer ce foutu carnivore. Il est déjà sûrement sur ta trace, arrange-toi pour qu'il se montre.

- Mais, voulut-il poursuivre.

- J'ai dit: il n'y a rien ! La seule chose qui importe pour toi, c'est de rester en vie assez longtemps pour hurler le signal quand le couguar t'ouvrira le ventre !

Hadès coupa la liaison sans autre forme de procès. Au moins c'était clair. Il hocha la tête pour indiquer la reprise de progression à Celyne, rassuré qu'elle ne porte pas de radio. En se relevant, il jeta un dernier regard vers les deux minuscules points rouges qui n'étaient pas sans lui rappeler les voyants du silo, au repère du gang.

Il n'avait fait que cinq pas lorsqu'il s'immobilisa, figé comme une statue. Il tendit l'oreille, retint sa respiration et perçut un grondement par-dessus la pluie, comme un roulement de tonnerre lointain. Lointain, mais qui se rapprochait à grande vitesse. Il n'eut qu'une seconde pour réagir. Il poussa Celyne en arrière, braqua son arme vers de flanc de la montagne et, dans le même mouvement, sortit une torche dérobée dans un entrepôt d'adamantium pour trancher la nuit de son faisceau éblouissant.

Le couguar, surpris et aveuglé par le soudain rayon lumineux, sauta dans sa course pour esquiver ces proies dotées d'une défense aussi agressive. Il retomba quelques mètres plus loin, secouant la tête en grognant pour protéger ses yeux de la torche qu' Halek maintenait braquée sur lui. Celyne était restée à terre, terrorisée par le monstre.

Mais qu'est-ce qu'ils foutent ? Pensa Halek. Ouvrez le feu, bande d'idiots !

Comme pour exaucer son souhait, la nuit fut déchirée par les rafales lâchées depuis le convoi. Mais très vite, Halek perdit son assurance quand il constata qu'aucun tir ne le frôlait ni ne touchait sa cible. Le couguar rugit en s'approchant, et le pistolet-mitrailleur cracha une grêle de projectiles qui ricochèrent sans peine sur l'épaisse cuirasse dorsale du fauve.
Du convoi s'élevaient à présents des cris, entrecoupés du staccato des armes automatiques. Sur la fréquence noyée de parasites et hachée par les tirs, Halek distingua une phrase qui lui glaça le sang aussi sûrement que les crocs démesurés que la bête dévoilait en rampant vers lui, prête à bondir.

- Il y en a deux !




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