Chapitre
VIII
Émergence
Le
premier son qu’il distingua fut un bourdonnement, comme le vacarme
d’un million d’insectes volant juste derrière ses tympans. Il
sentit une chaleur douce quitter sa poitrine. Ses dents enserraient
une matière rigide et il essaya de déglutir, pour se rendre compte
que quelque chose de dur et creux s’enfonçait douloureusement
jusque dans ses poumons. Son premier sentiment semi-conscient fut la
confusion de pouvoir respirer malgré l’obstruction de sa mâchoire.
Aucun de ses membres ne répondait. Il produisit un immense effort
pour ouvrir ses paupières et n’y parvint pas. Il était en réalité
bien trop faible pour esquisser le moindre mouvement. Aux limites de
sa conscience, loin derrière le sifflement affolé qui résonnait
dans ses oreilles, il identifia des voix étouffées sans comprendre
ce qu’elles disaient. La chaleur revint, et le sommeil l’engloutit
à nouveau.
Une
seconde plus tard, il se réveilla. Les voix étaient plus proches et
accompagnées de sons électroniques et de « bips » dans
une ambiance affairée. La tête d’ Halek lui semblait peser une
tonne, mais il parvint à l’orienter à droite, puis à gauche.
Malgré cet effort conséquent, il ne parvenait toujours pas à
ouvrir les yeux. Il discerna des bruits de pas, tels des coups de
marteau sur une enclume, qui s’approchèrent de lui. Une main
froide se posa sur son front. Pour la première fois de sa vie, ce
genre de contact inconnu de le brusqua pas, pas plus qu’il ne le
mit en garde. Il n’avait tout bonnement pas la force ni l’esprit
assez clair pour s’en soucier. Il y eut soudain un bruit de
déverrouillage, et ce qui obstruait sa trachée en fut extrait sans
ménagement. Le trajet du tube fut une expérience très douloureuse
qui laissa à Halek une brûlure rémanente de ses poumons jusqu’à
ses dents. Le mal fut assez grand pour qu’il entrouvre les
paupières, qui furent aussitôt inondées de larmes. Même si la
lumière qui l’entourait était faible, elle lui brûla les yeux,
et il ne put distinguer que des formes floues. Les distances
n’étaient tout simplement pas appréciables, pas plus que la
nature de l’endroit où il se trouvait. Quelque chose, ou quelqu’un, se tenait debout à côté de lui et semblait admirer
une série de panneaux lumineux. Halek entendit cliqueter une série
de boutons, puis le quelque
chose
glissa hors de son champ de vision sans même avoir donné
l’impression de marcher comme un humain. Alors qu’il sentait
venir un vertige qui allait l’emporter de nouveau dans le sommeil,
une voix résonna. Il la savait proche, mais elle semblait si loin.
-
Où en sommes-nous, frère ? Sont-ils tous viables ?
Halek
voulut redresser la tête mais une fois encore, ses muscles
semblaient aussi souples qu’une corde mouillée. Il dut se
contenter d’écouter et d’essayer de comprendre.
-
Ils le sont, frère-chapelain, répondit une voix qu’Halek, en
dépit de sa situation, détesta sur le champ. Quarante-six, selon
vos attentes.
-
C’est bien peu, Veryn, dit la première voix en se déplaçant. A
ce rythme, nous allons devoir considérer ceci comme l’un de nos
derniers recrutements.
-
J’ai fait mon maximum avec ce que notre chère planète avait à
m’offrir. Croyez-vous que ma nature accepte d’être ainsi
utilisé, tel un gardien de troupeau ?
-
Je n’aime guère votre ton, frère. Mais je vais mettre ça sur le
compte de ma mauvaise expression. Je ne voulais en aucun cas mettre
en doute vos compétences.
Les
bruits de pas s’arrêtèrent trop près pour qu’Halek se sente en
sécurité. Le peu qu’il vit fut une silhouette énorme. Quand la
voix résonna de nouveau, Halek comprit que ce n’était pas le
sédatif qui parcourait ses veines qui la faisait résonner de façon
si métallique.
-
Celui-là est en bien triste état.
-
Détrompez-vous, chapelain. Ses constantes sont fiables malgré les
dégâts que ses poumons ont reçu. La noyade lui a presque été
fatale.
-
Votre rapport mentionne que vous avez aussi repêché un blessé
critique.
La
voix détestable s’approcha à son tour, et Halek distingua un
visage, malgré les traits miroitants que sa semi-conscience imposait
à ses yeux.
-
Oui, ils étaient quasiment enlacés l’un à l’autre. Je les ai
donc fait remonter tous les deux. Puisqu’on en parle, j’ai fait
pratiquer par notre cher adepte une chirurgie abdominale sur cet
idiot qui s’est fait tirer dans le dos.
-
Pourquoi cette perte de temps, frère ? demanda le « chapelain »
avec un ton qui frôlait l’indignation.
-
Mais pour suivre vos ordres, Corten, répondit l’autre avec ce qui
ressemblait à un rire rapace. J’ai observé celui-là longtemps,
jusqu’aux falaises. Il s’est bien débrouillé face aux couguars
et malgré le poste que son maître lui avait confié. Il était sous
les ordres de l’éventré qui, lui, ne voulait que sa mort pour des
raisons stupides. Je l’ai tiré d’affaire pour que vos
enseignements portent leurs fruits. Mais je vous en prie, ne me
remerciez pas trop tôt.
La
voix métallique s’éloigna dans les chocs successifs de ses pas
sur le sol.
-
Décidément, frère Veryn, parfois je me demande pourquoi je vous ai
demandé de m’accompagner.
-
Sans moi, vous seriez sans doute trop blasé par les sermons que vous
administrez aux recrues, frère-chapelain !
-
Une dernière question, avant que vos manières n’outrepassent
votre rang. Qu’est-il advenu des couguars ?
-
Morts, évidemment. Un bolt chacun, dans l’œil. Rien de plus
simple.
Halek
parvint à se demander s’il avait bien entendu. Tant de suffisance
pour une phrase qui, pour lui, relatait un exploit. La voix s’exclama
de nouveau, comme si elle se souvenait de quelque chose.
-
Ah oui ! Et j’en ai ramené deux aussi ! Des jeunes, à
peine sevrés. Je suis passé devant leur tanière en descendant la
falaise. J’y suis retourné après avoir réglé leur compte aux
adultes. Je me suis dit que ça ferait un beau cadeau au plus
méritant de ces abrutis.
Un
ricanement artificiel émana du chapelain.
-
Finalement, Veryn, ici vous êtes dans votre élément.
Halek
entendit coulisser une porte, dont le verrouillage fut précédé
d’un sifflement de pressurisation. Ses yeux s’habituaient peu à
peu, et ils croisèrent le regard de Veryn lorsque ce dernier le
ramena sur lui. Il pencha la tête sur le côté, comme pour examiner
Halek à la manière d’un oiseau de proie.
-
L’humour n’a jamais été son fort. Tu comprends ce que je dis ?
Un
bref hochement de tête fut tout ce qu’Halek put exprimer. L’autre
parut satisfait et se mit à parcourir les lignes d’une plaque de
données.
-
Bien, très bien. Tu verras, la compassion non plus. Et la pitié…
Il
rit aux éclats vers le plafond, un rire si tranchant que la créature
mécanique qu’Halek avait vu en s'éveillant émit une rafale de
clics informatiques de mécontentement.
Veryn
se replongea dans ses données, encore agité de soubresauts hilares.
La
pitié, par le sang de l’Empereur. Qu’est-ce qu’il peut
détester ça !
*
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