Chapitre
VII
Abysses
Il
y en avait trois.
Ils
étaient jeunes, pas tout à fait arrivés à maturité. Cela dit,
leurs deux mètres au garrot inspiraient rapidement une indifférence
absolue quant à leur âge. Ils avaient suivi le convoi depuis plus
longtemps que quiconque ne s'en était douté, et l'avaient attaqué
en trois points. A l'avant pour le bloquer, en centre pour le couper
en deux, à l'arrière pour empêcher toute retraite. Une telle
stratégie supposait qu'il s'agissait d'une fratrie qui avait déjà
traqué des humains par le passé.
Les
gangsters s'étaient vite repris après l'attaque initiale. La peur
les motivait aussi sûrement que l'excitation que certains pouvaient
ressentir. Les prédateurs se montraient cependant plus tenaces que
certains semblaient le penser. L'un d'eux avait tout simplement sauté
à l'arrière d'un camion découvert et commencé à trancher de ses
griffes les naïfs qui s'y croyaient en sécurité. Il rugissait en
sautant d'un véhicule à l'autre, déchiquetant tout ce qui passait
à portée. Un tireur qui fut plus lent que les autres à sauter de
son camion se retrouva écrasé dans les mâchoires de la bête qui
garda avec elle cette prise alors qu'elle fuyait dans la nuit, avant
de bondir à nouveau sur le convoi, toutes griffes dehors.
Certains
véhicules légers se détachèrent pour harceler les couguars et les
forcer à se désengager. Les tirs fratricides étaient trop
probables pour utiliser les plus grosses armes montées sur tourelle.
Il fallait absolument désenclaver les transports et, pour cela,
Hadès n'avait d'autre choix que d'en sacrifier plusieurs. L’un des
prédateurs fut vite irrité par le buggy trafiqué qui cherchait à
l’attirer, aussi le percuta-t-il violemment sur la roche mouillée
pour l’envoyer proprement tomber de la falaise.
Le
bruit de l’explosion qui en résulta fut en grande partie noyé par
le vacarme des tirs de fusil et des moteurs surchauffés.
Hadès
ne savait plus où donner de la tête tant ses adversaires étaient
rapides. Il ne pouvait qu'assister, impuissant, au carnage qui avait
lieu et à la destruction de son matériel si durement acquis.
Lorsqu'un de ses hommes fut coupé en deux devant lui, maculant le
plancher du véhicule de son sang, il se prit à maudire cette
situation bien trop imprévue à son goût. Il tourna une seconde son
masque vers le haut de la montagne, lançant depuis ses oculaires
impénétrables un regard haineux envers celui qui se trouvait
là-haut, et qui lui avait imposé cette Chasse qui allait tous les
tuer.
L'odeur
de viscères montait dans les airs alors que les couguars laissaient
libre cours à leur frénésie. Parfois l'un d'entre eux prenait le
temps de mâcher une proie avant de la jeter en l'air dans une pluie
de sang, pour aller punir les insolents dont les projectiles
tintaient sur sa cuirasse. Deux incendies illuminaient à présent le convoi, là où des tirs paniqués avaient percé des réservoirs de
carburant. Cela gênait tout autant les humains que leurs
prédateurs, mais leur maître savait que cela ne changerait pas la
donne. Son véhicule tangua alors qu'un des couguars le heurtait lors
d'une nouvelle charge. Il put entendre les hurlements supplémentaires
de plusieurs hommes. Des tirs assourdissants repoussèrent l'animal,
mais plus personne ne se faisait d'illusions : ils allaient tous
finir en charpie. Sur la fréquence radio noyée sous les gargouillis
et les cris incompréhensibles, Hadès hurla ce qu'il considéra
comme l'ordre le plus honteux, et pourtant le plus censé de toute sa
vie.
-
Retraite ! Demi-tour ! Laissez les blessés et les corps !
La
bête bondit en rugissant, et Halek roula sur le côté en vidant son
chargeur sans savoir s'il visait juste. Il retomba sur l'épaule et
sentit la roche coupante lui entailler la peau. La bête ne chargea
pas de nouveau, mais elle allait revenir très vite. Il serra sa
torche entre ses dents et entreprit de recharger son arme le plus
vite possible. Le convoi. Ils devaient rejoindre le convoi, ou ils
partiraient sans eux.
Le
vacarme des tirs provenant des véhicules violait autant ses sens que
l'odeur de sang qui en émanait. Halek se releva et se dirigea vers
Celyne pour -littéralement- la ramasser. Elle était tétanisée
contre la roche, les mains sur les oreilles.
Il
jeta un œil au convoi, et se demanda s'ils n'allaient simplement pas
tous y passer. Des buggys trafiqués morcelaient la roche fragile en
tournant autour des couguars pour les forcer à laisser le convoi
faire demi-tour. La nuit fut soudain illuminée de traçantes de gros
calibre. Les tourelles entraient enfin en action et les couguars
gémirent pour la première fois sous les tirs. Leur vacarme masqua
l'approche de la bête la plus proche qui se rua de nouveau sur Halek
dans un bond prodigieux dont il était le point d'impact.
Des
éclairs traversèrent brutalement l'animal alors qu'il était
transpercé en plein saut par un tir chanceux et le garçon mesura sa
chance une fraction de seconde avant de bondir pour éviter de finir
écrasé. La carcasse du monstre le percuta tout de même de son
flanc et il trébucha, roulant sur les plaques d'ardoise. Il essayait
de s'assurer une prise, mais ses doigts ne faisaient que glisser et
se couper sur la roche. Brusquement, il se retrouva dans le vide, et
ses mains trouvèrent une prise sur un ergot rocheux qui le fit
instantanément penser au jardin des Ronces. Le poids de son corps le
plaqua contre la paroi verticale et fit s'enfoncer la roche dans ses
mains. Il sentit une bourrasque tenter de l'emporter et il chercha à
assurer sa prise tout en comprenant qu'il se tenait au bord de la
falaise. Ses mouvements étaient paniqués, et il comprit vite qu'il
lui fallait se calmer pour espérer en sortir. Il expira bruyamment
plusieurs fois pour ralentir sa respiration et le diable qui
martelait sa poitrine. Il distingua des bruits de moteurs qui
semblaient s'éloigner, et le visage de sa mère apparut soudainement
dans son esprit. Il chercha la moindre irrégularité dans la roche
pour tenter de remonter, gardant le bout de ses doigts immobile dans
un immense effort.
Alors
qu'il grattait la pierre de sa botte pour y trouver de quoi
s'appuyer, Halek sentit plus qu'il ne la vit une présence au-dessus
de lui. A travers un souffle contracté qui expulsait des filets de
bave sur son menton, le jeune bâtard cracha un nom sans même avoir
à lever les yeux.
-
Dorkh…
Ce
dernier se tenait fièrement au bord du précipice et observa d'un
oeil amusé les eaux glaciales et noires loin en-dessous de son
subordonné. Il s'en était bien sorti après tout, les deux couguars
restants s'étaient enfuis, et lui avait arraché au cadavre du
premier un croc qu'il prévoyait de porter au cou toute sa vie. Mais
le jeune bâtard n'aurait plus ses yeux bleus pour voir ça. Il
ressemblait à un jouet livré à la tempête, accroché à la vie
uniquement par ses avant-bras qui raclaient la roche. Son visage
mauvais se fendit d'un sourire.
-
Tu ne croyais quand même pas revenir de cette Chasse, si ?
Halek
releva la tête brièvement, sans se donner le mal de répondre. Il
employait toutes ses forces à remonter.
-
Je ne sais pas si je préfère te confier aux abysses ou au Dimetræ
du maître. A moins que je ne t'enchaîne pour te traîner derrière
mon camion ?
-
Dorkh ! Halek haletait et sentait ses muscles tétanisés
l'abandonner. Une nuit, je te ferai la peau sale fils de chienne !
L'interpellé
laissa son ricanement résonner comme il savourait son triomphe.
-
C'est de ta mère que je ferai ma chienne, bâtard. Et elle pleurera
son fils perdu quand je lui rappellerai à chaque visite que je t'ai
laissé crever seul dans le froid.
Malgré
sa situation qu'il savait sans espoir, Halek ricana.
-
Tu ne pourras pas t'approcher d'elle avant qu'elle t'ait fait bouffer
tes mains, sombre crétin. Il planta son regard dans le sien. La
seule chose que je regrette, c'est de ne pas pouvoir assister à ça.
Dorkh
ne se laissa pas intimider et ce petit jeu, bien qu'amusant, avait
assez duré.
-
De toute façon, tu salueras…
Son
ventre explosa, recouvrant le visage d' Halek d'une pluie chaude et
sanglante. Alors que le gangster baissait les yeux vers son abdomen
en vomissant un flot de sang, une pensée traversa l'esprit du garçon
qui avait reconnu la détonation.
Celyne.
Derrière
les jambes de Dorkh, il distingua la jeune fille qui regardait son
œuvre en tremblant, le
canon scié de son fusil encore fumant. Leurs regards se croisèrent
à l'instant où le cadavre en charpie tombait à la renverse sur
Halek, et elle ne reprit ses esprits que pour hurler son nom alors
que les deux corps étaient livrés à la gravité.
La
chute sembla ralentir le temps d'une manière reposante. Il en avait
assez de cette vie de toute façon. Sa mère allait lui manquer,
c'était certain. C'était d'ailleurs son seul regret, qui était
d'une profondeur extrême. Le sort de Celyne passa rapidement dans
son esprit, et il ne sut dire si elle allait être assassinée pour
son geste, ou promue. Pour lui de toute façon, ça ne changeait rien
au programme. L'air froid qui fouettait son visage lui donnait
l'impression que la mort le caressait de ses doigts. Il ne sentait
plus les membres endoloris et dardés de coupures. Avec un sentiment
de tristesse mêlé d'indifférence, il ferma ces yeux que tant de
gens lui avaient reproché.
L'eau
le percuta avec une force telle qu'il fut étourdi pendant quelques
secondes. Il ne revint à lui que pour se sentir glisser dans un
monde liquide, aspiré vers les profondeurs loin du faible éclat de
Tenebor qu'il parvenait à distinguer dans le miroitement au-dessus
de lui.
Ses
poumons violentaient sa cage thoracique de plus en plus fort,
désireux d'expulser cet air qui se ruait vers sa bouche.
Il
en avait assez de souffrir. Il était fatigué. Avant donc, que la
souffrance ne devienne trop forte, il offrit la délivrance à cette
atmosphère viciée qu'il avait respiré toute sa vie. Immédiatement,
l'eau s'engouffra dans sa gorge, sa trachée, ses poumons, son
estomac. Son corps réagissait à la noyade par de violents
soubresauts, consommant ses dernières réserves d'oxygène en
expulsant l'eau des poumons, pour mieux la ravaler une seconde plus
tard.
Ses
tempes bourdonnaient, il n'y avait désormais plus de lumière. Il
était sourd et ne sentait plus ses membres. Il se laissait aller à
l'inconscience lorsqu'il sentit quelque chose l'attraper tout entier
dans une poigne de fer, comme pour le broyer, le dévorer. Il perdit
connaissance alors qu'on le remontait à la surface et que le nom de
la bête mythique jaillit de ses souvenirs.
Leviathan.
*
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