mercredi 15 juillet 2020

Chapitre VII - Abysses




Chapitre VII

Abysses









Il y en avait trois.

Ils étaient jeunes, pas tout à fait arrivés à maturité. Cela dit, leurs deux mètres au garrot inspiraient rapidement une indifférence absolue quant à leur âge. Ils avaient suivi le convoi depuis plus longtemps que quiconque ne s'en était douté, et l'avaient attaqué en trois points. A l'avant pour le bloquer, en centre pour le couper en deux, à l'arrière pour empêcher toute retraite. Une telle stratégie supposait qu'il s'agissait d'une fratrie qui avait déjà traqué des humains par le passé.

Les gangsters s'étaient vite repris après l'attaque initiale. La peur les motivait aussi sûrement que l'excitation que certains pouvaient ressentir. Les prédateurs se montraient cependant plus tenaces que certains semblaient le penser. L'un d'eux avait tout simplement sauté à l'arrière d'un camion découvert et commencé à trancher de ses griffes les naïfs qui s'y croyaient en sécurité. Il rugissait en sautant d'un véhicule à l'autre, déchiquetant tout ce qui passait à portée. Un tireur qui fut plus lent que les autres à sauter de son camion se retrouva écrasé dans les mâchoires de la bête qui garda avec elle cette prise alors qu'elle fuyait dans la nuit, avant de bondir à nouveau sur le convoi, toutes griffes dehors.

Certains véhicules légers se détachèrent pour harceler les couguars et les forcer à se désengager. Les tirs fratricides étaient trop probables pour utiliser les plus grosses armes montées sur tourelle. Il fallait absolument désenclaver les transports et, pour cela, Hadès n'avait d'autre choix que d'en sacrifier plusieurs. L’un des prédateurs fut vite irrité par le buggy trafiqué qui cherchait à l’attirer, aussi le percuta-t-il violemment sur la roche mouillée pour l’envoyer proprement tomber de la falaise.
Le bruit de l’explosion qui en résulta fut en grande partie noyé par le vacarme des tirs de fusil et des moteurs surchauffés.

Hadès ne savait plus où donner de la tête tant ses adversaires étaient rapides. Il ne pouvait qu'assister, impuissant, au carnage qui avait lieu et à la destruction de son matériel si durement acquis. Lorsqu'un de ses hommes fut coupé en deux devant lui, maculant le plancher du véhicule de son sang, il se prit à maudire cette situation bien trop imprévue à son goût. Il tourna une seconde son masque vers le haut de la montagne, lançant depuis ses oculaires impénétrables un regard haineux envers celui qui se trouvait là-haut, et qui lui avait imposé cette Chasse qui allait tous les tuer.

L'odeur de viscères montait dans les airs alors que les couguars laissaient libre cours à leur frénésie. Parfois l'un d'entre eux prenait le temps de mâcher une proie avant de la jeter en l'air dans une pluie de sang, pour aller punir les insolents dont les projectiles tintaient sur sa cuirasse. Deux incendies illuminaient à présent le convoi, là où des tirs paniqués avaient percé des réservoirs de carburant. Cela gênait tout autant les humains que leurs prédateurs, mais leur maître savait que cela ne changerait pas la donne. Son véhicule tangua alors qu'un des couguars le heurtait lors d'une nouvelle charge. Il put entendre les hurlements supplémentaires de plusieurs hommes. Des tirs assourdissants repoussèrent l'animal, mais plus personne ne se faisait d'illusions : ils allaient tous finir en charpie. Sur la fréquence radio noyée sous les gargouillis et les cris incompréhensibles, Hadès hurla ce qu'il considéra comme l'ordre le plus honteux, et pourtant le plus censé de toute sa vie.

- Retraite ! Demi-tour ! Laissez les blessés et les corps !

La bête bondit en rugissant, et Halek roula sur le côté en vidant son chargeur sans savoir s'il visait juste. Il retomba sur l'épaule et sentit la roche coupante lui entailler la peau. La bête ne chargea pas de nouveau, mais elle allait revenir très vite. Il serra sa torche entre ses dents et entreprit de recharger son arme le plus vite possible. Le convoi. Ils devaient rejoindre le convoi, ou ils partiraient sans eux.
Le vacarme des tirs provenant des véhicules violait autant ses sens que l'odeur de sang qui en émanait. Halek se releva et se dirigea vers Celyne pour -littéralement- la ramasser. Elle était tétanisée contre la roche, les mains sur les oreilles.

Il jeta un œil au convoi, et se demanda s'ils n'allaient simplement pas tous y passer. Des buggys trafiqués morcelaient la roche fragile en tournant autour des couguars pour les forcer à laisser le convoi faire demi-tour. La nuit fut soudain illuminée de traçantes de gros calibre. Les tourelles entraient enfin en action et les couguars gémirent pour la première fois sous les tirs. Leur vacarme masqua l'approche de la bête la plus proche qui se rua de nouveau sur Halek dans un bond prodigieux dont il était le point d'impact.
Des éclairs traversèrent brutalement l'animal alors qu'il était transpercé en plein saut par un tir chanceux et le garçon mesura sa chance une fraction de seconde avant de bondir pour éviter de finir écrasé. La carcasse du monstre le percuta tout de même de son flanc et il trébucha, roulant sur les plaques d'ardoise. Il essayait de s'assurer une prise, mais ses doigts ne faisaient que glisser et se couper sur la roche. Brusquement, il se retrouva dans le vide, et ses mains trouvèrent une prise sur un ergot rocheux qui le fit instantanément penser au jardin des Ronces. Le poids de son corps le plaqua contre la paroi verticale et fit s'enfoncer la roche dans ses mains. Il sentit une bourrasque tenter de l'emporter et il chercha à assurer sa prise tout en comprenant qu'il se tenait au bord de la falaise. Ses mouvements étaient paniqués, et il comprit vite qu'il lui fallait se calmer pour espérer en sortir. Il expira bruyamment plusieurs fois pour ralentir sa respiration et le diable qui martelait sa poitrine. Il distingua des bruits de moteurs qui semblaient s'éloigner, et le visage de sa mère apparut soudainement dans son esprit. Il chercha la moindre irrégularité dans la roche pour tenter de remonter, gardant le bout de ses doigts immobile dans un immense effort.

Alors qu'il grattait la pierre de sa botte pour y trouver de quoi s'appuyer, Halek sentit plus qu'il ne la vit une présence au-dessus de lui. A travers un souffle contracté qui expulsait des filets de bave sur son menton, le jeune bâtard cracha un nom sans même avoir à lever les yeux.

- Dorkh…

Ce dernier se tenait fièrement au bord du précipice et observa d'un oeil amusé les eaux glaciales et noires loin en-dessous de son subordonné. Il s'en était bien sorti après tout, les deux couguars restants s'étaient enfuis, et lui avait arraché au cadavre du premier un croc qu'il prévoyait de porter au cou toute sa vie. Mais le jeune bâtard n'aurait plus ses yeux bleus pour voir ça. Il ressemblait à un jouet livré à la tempête, accroché à la vie uniquement par ses avant-bras qui raclaient la roche. Son visage mauvais se fendit d'un sourire.

- Tu ne croyais quand même pas revenir de cette Chasse, si ?

Halek releva la tête brièvement, sans se donner le mal de répondre. Il employait toutes ses forces à remonter.

- Je ne sais pas si je préfère te confier aux abysses ou au Dimetræ du maître. A moins que je ne t'enchaîne pour te traîner derrière mon camion ?

- Dorkh ! Halek haletait et sentait ses muscles tétanisés l'abandonner. Une nuit, je te ferai la peau sale fils de chienne !

L'interpellé laissa son ricanement résonner comme il savourait son triomphe.

- C'est de ta mère que je ferai ma chienne, bâtard. Et elle pleurera son fils perdu quand je lui rappellerai à chaque visite que je t'ai laissé crever seul dans le froid.

Malgré sa situation qu'il savait sans espoir, Halek ricana.

- Tu ne pourras pas t'approcher d'elle avant qu'elle t'ait fait bouffer tes mains, sombre crétin. Il planta son regard dans le sien. La seule chose que je regrette, c'est de ne pas pouvoir assister à ça.

Dorkh ne se laissa pas intimider et ce petit jeu, bien qu'amusant, avait assez duré.

- De toute façon, tu salueras…


Son ventre explosa, recouvrant le visage d' Halek d'une pluie chaude et sanglante. Alors que le gangster baissait les yeux vers son abdomen en vomissant un flot de sang, une pensée traversa l'esprit du garçon qui avait reconnu la détonation.

Celyne.

Derrière les jambes de Dorkh, il distingua la jeune fille qui regardait son œuvre en tremblant, le canon scié de son fusil encore fumant. Leurs regards se croisèrent à l'instant où le cadavre en charpie tombait à la renverse sur Halek, et elle ne reprit ses esprits que pour hurler son nom alors que les deux corps étaient livrés à la gravité.

La chute sembla ralentir le temps d'une manière reposante. Il en avait assez de cette vie de toute façon. Sa mère allait lui manquer, c'était certain. C'était d'ailleurs son seul regret, qui était d'une profondeur extrême. Le sort de Celyne passa rapidement dans son esprit, et il ne sut dire si elle allait être assassinée pour son geste, ou promue. Pour lui de toute façon, ça ne changeait rien au programme. L'air froid qui fouettait son visage lui donnait l'impression que la mort le caressait de ses doigts. Il ne sentait plus les membres endoloris et dardés de coupures. Avec un sentiment de tristesse mêlé d'indifférence, il ferma ces yeux que tant de gens lui avaient reproché.

L'eau le percuta avec une force telle qu'il fut étourdi pendant quelques secondes. Il ne revint à lui que pour se sentir glisser dans un monde liquide, aspiré vers les profondeurs loin du faible éclat de Tenebor qu'il parvenait à distinguer dans le miroitement au-dessus de lui.

Ses poumons violentaient sa cage thoracique de plus en plus fort, désireux d'expulser cet air qui se ruait vers sa bouche.
Il en avait assez de souffrir. Il était fatigué. Avant donc, que la souffrance ne devienne trop forte, il offrit la délivrance à cette atmosphère viciée qu'il avait respiré toute sa vie. Immédiatement, l'eau s'engouffra dans sa gorge, sa trachée, ses poumons, son estomac. Son corps réagissait à la noyade par de violents soubresauts, consommant ses dernières réserves d'oxygène en expulsant l'eau des poumons, pour mieux la ravaler une seconde plus tard.

Ses tempes bourdonnaient, il n'y avait désormais plus de lumière. Il était sourd et ne sentait plus ses membres. Il se laissait aller à l'inconscience lorsqu'il sentit quelque chose l'attraper tout entier dans une poigne de fer, comme pour le broyer, le dévorer. Il perdit connaissance alors qu'on le remontait à la surface et que le nom de la bête mythique jaillit de ses souvenirs.

Leviathan.





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