vendredi 31 juillet 2020

Chapitre XVIII - Rêves suicidés




Chapitre XVIII

Rêves suicidés









Ils lui avaient tout pris.

Son identité. Son corps. Sa liberté. Sa vie était devenue un cauchemar depuis un temps qu'elle était incapable d'estimer. Au début, elle avait fait preuve de bonne volonté, désireuse de servir. Après tout, elle n'avait pas eu le choix.
Ils l'avaient emmenée parce qu'elle était jeune et en bonne santé.
Le voyage depuis Nostramo l'avait pourtant rendue malade. À son arrivée sur le vaisseau de guerre, l'étincelle d'émerveillement qu'elle ressentait fut soufflée par cet environnement froid rempli d'automates difformes.
Le guerrier qu'ils appelaient « Veryn » s'était allègrement moqué d'elle, au point d'en faire son écuyère personnelle. Tous les jours, pendant des heures, elle décapait, nettoyait et polissait les portions d'armure de l'Astartes qui les lui ramenait toujours plus délabrées. Elle demeurait dans sa cabine crasseuse, les yeux perdus dans le vide. Quand il arrivait, trempé de sueur, elle devait l'aider à ôter son armure encroûtée du sang des serviteurs d'entraînement.
Quand elle n'allait pas assez vite pour lui, surtout au début, il lui arrivait de l'attraper par le cou et de la jeter contre un mur.
Elle avait cru avec le temps que peut-être, il finirait par la remercier. Ses petits doigts étaient de plus en plus abîmés alors qu'elle mettait tout son cœur à l'ouvrage en dépit des humiliations et des coups que lui portait son maître.

Elle l'avait attendu, une fois, derrière la porte. Préparée et prête à faire son travail. Pensant bien faire, elle était sortie chercher un bidon d'eau fraîche et avait rempli deux verres, espérant que cette fois peut-être, il verrait en elle autre chose qu'une esclave, et qu'il lui parlerait un peu.
Lorsqu'il était entré, il n'avait aucunement fait attention à elle. Il s'était assis, attendant comme à l'accoutumée que son écuyère commence à déverrouiller son armure. Quand elle s'était approchée avec son verre d'eau, se forçant à sourire un peu, Veryn l'avait foudroyée du regard.

- Tu te fiches de moi ? Avait-il demandé.

L'effroi qu'elle avait ressenti à ce moment n'avait égalé que la violence du coup de poing qu'il lui avait asséné. Elle avait heurté le mur de la cabine avec une telle force qu'elle en perdit conscience quelques secondes. Quand la douleur la réveilla, elle sentit quelque chose bouger dans sa bouche, et elle cracha plusieurs dents qui mêlèrent leur sang à l'eau renversée du verre brisé. Elle n'eût le temps de lever les yeux que pour voir son maître la regarder avec dédain.

L'enfer avait alors commencé.

Ils l'avaient traînée sans ménagement dans les entrailles du vaisseau, là où la seule lumière était celle des générateurs à plasma. La vie ici n'en était pas une, rien n'était vivant, à quelques rares exceptions. Les automates à qui Veryn l'avait confiée ne parlaient pas et ne ressentaient rien. Au milieu de la masse grouillante de serviteurs affairés, elle se sentait plus seule que jamais.
Après quelques semaines ou quelques mois, elle n'aurait su le dire, de travail intensif et de malnutrition, elle commençait à perdre pied avec la réalité. Aucune interaction, aucune attention, les quelques membres d'équipage humains lui adressaient à peine la parole. Lors d'un travail sur un système de dérivation, ses doigts furent brisés par la fermeture soudaine d'un clapet anti-retour. Elle avait bien tenté de se dégager, d'appeler au secours, mais personne n'était venu. Elle resta ainsi coincée des heures durant, pleurant au milieu du troupeau de serviteurs qui n'entendaient rien à ses cris.
Un technicien avait fini par la trouver par hasard, blême et inanimée.
Quand elle s'éveilla dans le centre de soins de l'équipage, elle mit du temps à se souvenir de sa mésaventure. Elle voulut porter les mains à son visage pour se frotter les yeux, mais ses mains n'étaient plus là. Des membres grossiers, vissés dans ses poignets, les avaient remplacées.

Ce qui lui restait de combativité s'effondra, emportant avec lui tout espoir d'un avenir meilleur. Elle fut renvoyée à son travail peu de temps après, sans ménagement. Ses chairs n'étaient pas encore cicatrisées quand elle fut poussée en avant par un serviteur, insensible comme les autres à toute considération. Elle peinait à se relever quand ses yeux accrochèrent une paire de bottes qu'elle ne connaissait que trop bien. Son ancien maître se tenait devant elle, et il attrapa ses poignets douloureux pour la soulever comme un jouet. Ce visage cruel pour lequel elle avait fait de son mieux, qu'elle avait essayé de fissurer pour révéler l'humanité derrière le monstre, découvrit un sourire sadique alors qu'une chaleur immense transperçait ses jambes.
Elle hurlait et pleurait de toutes ses forces alors que l'Astartes l'emmenait ailleurs dans le vaisseau. Après un voyage d'une éternité infernale, il la jeta dans une grande salle. Ratatinée et en sanglots, elle regarda ses jambes pour découvrir avec horreur que ses genoux avaient disparu, remplacés par des moignons de chair calcinée.
Ses pleurs étaient repris en échos par les murs stériles. Elle laissait son regard dériver, cherchant une quelconque présence malgré les larmes qui floutaient sa vision. Combien de temps resta-t-elle ainsi, morte de chagrin et de froid ?
Elle pensa à ses parents. Comme ils devaient avoir honte d'elle s'ils la voyaient.

Une porte s'ouvrit dans le claquement d'un verrou délogé à la charge explosive. Une forme humanoïde émergea de la fumée dans une démarche précise, tournant sans arrêt sur elle-même comme pour chercher une menace.
Elle déglutit péniblement et voulut dire quelque chose, mais ce qui sortit de sa bouche ne fut qu'un râle chétif. Le nouveau venu se tourna instantanément vers elle, approchant à petits pas. Sa carrure n'était pas celle d'un Astartes, même s'il était plus grand que la normale. Son armure était marquée par plusieurs impacts. Des lambeaux de tissus pendaient de sa silhouette boiteuse. Quand il ne fut plus qu'à quelque pas, elle put voir son visage. Il était recouvert de sang et barré de cicatrices profondes qui lézardaient sur ses traits. Sa fatigue et sa concentration se lisaient dans ses yeux, du même gris bleu que le ciel de Nostramo.
Son cœur monta dans sa poitrine et ses sanglots reprirent de plus belle, rendant à sa voix le timbre enfantin qu'elle avait depuis longtemps perdu.

- Halek...

Il avait scanné tous les secteurs de la pièce avant de s'avancer vers le corps larmoyant étendu sur le sol. Tous ses instincts hurlaient au piège, à l'appât, mais pour une raison qu'il ignorait totalement, il continuait d'avancer.
Le corps en ruines qui se trouvait là était maigre comme la mort. En lieu et place de mains se tenaient des pinces grossières. De ce qui restait de ses jambes montait une odeur de viande brûlée. Son visage creux, aux cheveux rasés, était marqué par des cicatrices en tous genres et sa peau avait une teinte maladive.

Son regard croisa celui de la créature. Celle-ci sembla alors pleurer, dans une parodie de tristesse. Il était en train de se demander où était le piège quand elle prononça son nom. Le choc lui glaça le sang.

- Celyne ?

Le son d'une porte le tira des pensées horribles qui commençaient à pulluler dans son esprit.

Que lui était-il arrivé ?

Qui l'avait amenée ici ?

Pourquoi ?

Une sourde appréhension grandit en lui comme les pas blindés et le grondement des armures énergétiques se rapprochaient. Corten et Lebian vinrent se tenir sur l'estrade au-dessus de lui. Derrière eux se tenait un Astartes qu'Halek n'avait encore jamais vu, au visage mauvais et couturé de cicatrices. La voix puissante du Chapelain résonna dans la salle.

- Initié Numéro Neuf. Tu as passé avec succès toutes les étapes de ton épreuve. Ton dernier défi sera celui qui scellera à jamais ton lien avec la 8ème légion, ou constatera ton échec. Cette esclave a commis une faute grave dont le prix à payer est la mort.

Halek sentit quelque chose se briser en lui. Son regard accrocha celui de l'Archiviste, qui l'avait sans doute senti lui aussi. Pour la première fois, il doutait. Il doutait de tout.
Dans le raclement de ses chenilles métalliques, un serviteur roula depuis la porte opposée, portant une arme qu'il tendit à l'initié. Halek regarda l'engin avec dégoût. Son canon ventilé et son réservoir étaient reconnaissables entre mille. Il retint un haut-le-cœur de toutes ses forces. Le regard vide, il tendit une main réticente vers le lance-flammes.

- Rend la sentence, fils de Nostramo. Purifie par le feu, la pitié qui inonde ton âme ! Ordonna Corten.

L'initié prit l'arme à deux mains, allumant la tête enflammée qui prit vie instantanément, dans un son feutré.
Il approcha doucement de ce qui restait de Celyne, tremblant alors que son esprit livrait une guerre pleine de contradictions, mais il était trop tard.
Bien trop tard...
Rien ne pourrait plus changer maintenant.

Halek parla d'une voix calme, sur le ton le plus chaleureux qu'il ait employé de sa vie. Il réalisa que jamais auparavant, il ne lui avait parlé comme ça.
Il se détesta aussi sûrement qu'il détesta sentir des larmes monter dans ses yeux. Elle lui avait sauvé la vie...

- C'est pour le mieux... murmura-t-il d'une voix tremblante.

Celyne hocha faiblement la tête. Elle rassembla ses dernières forces pour, de ses traits trop jeunes, dessiner un sourire bienveillant sous ses yeux noirs baignés de larmes. Sa voix était résignée et frémissante.

- Ne m'oublie pas, s'il-te-plaît...

Son cri fut aussi aigu que bref.
Le jet de flammes la carbonisa instantanément, et une fumée puante monta en une gerbe sinistre vers le plafond. Halek maintenait le doigt crispé sur la détente comme s'il avait le pouvoir d'effacer un mauvais rêve. Alors qu'il fixait le brasier, il essaya de se convaincre que c'était la chaleur qui le faisait pleurer.

Lebian était concentré sur l'initié, sentant le conflit et la tristesse se mêler à la rage et à la haine. L'épreuve était réussie. Il jeta un œil derrière lui à l'attention du Premier Capitaine. Ce dernier demeura impassible. Contre toute attente, ce fut Corten qui parla.

- Croyez-vous qu'il faillisse, Lebian ? Demanda-t-il à voix basse.

L'Archiviste prit une seconde de réflexion.

- Non, Premier Chapelain. Il sera ce que notre Père attendait de nous. Les passions les plus violentes naissent dans la douleur.

Halek avait baissé son arme vide et, d'un pas peu assuré, était venu se mettre au garde-à-vous face à ses maîtres, les doigts resserrés sur son cœur. Sa voix puissante traduisait une assurance forcée.

- Initié Numéro Neuf, à vos ordres, messeigneurs.

La chaleur du feu lui brûlait le dos, mais il n'en avait cure.

- Initié, répondit Corten d'une voix forte. En cette nuit d'épreuves tu as démontré tes talents et ta capacité à semer la mort. Par le passé, tes actes et tes décisions en tant que chef de section ont aussi prouvé ton sens tactique et opérationnel. Sous le regard du Premier Capitaine de la 8ème légion, nous te baptisons Astartes et t'accordons le privilège de recevoir le patrimoine génétique de notre Père, Konrad Curze. Puisses-tu, par tes actes et tes paroles, garantir la pérennité de ses enseignements et porter le combat au-devant de ses ennemis jusqu'à la nuit de ta mort.
A partir de maintenant, personne ne te connaîtra plus sous le nom d'Halek ni de Numéro Neuf. Après concertation, l'Archiviste Lebian et moi-même avons convenu que chacun d'entre vous recevrait un nom à la fois terran et nostramien pour que jamais vous n'oubliez ce que nous vous avons appris ni ce que vous avez vécu dans ce vaisseau.

Le Chapelain marqua une pause, le temps de jeter un bref regard à Lebian, qui acquiesça. Il ramena ses yeux sur l'initié, et sa voix tonna plus fort encore, résonnant contre les parois d'acier.

- Cineris Vytraan, fils de Nostramo, nous te reconnaissons.

Le Chapelain et l'Archiviste recourbèrent leur main sur leur poitrine.

- Ave Dominus Nox.

Celui qui avait été Halek répondit au salut de ses anciens maîtres, avant que ne monte dans la salle un ricanement authentiquement cruel.
Il n'avait pas échappé à l'initié que ce nouveau nom était la traduction du mot cendres, et encore moins au Premier Capitaine.

- Un nom approprié, Premier Chapelain, ricana Sevatar en tournant les talons.





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