Chapitre
XVIII
Rêves
suicidés
Ils
lui avaient tout pris.
Son
identité. Son corps. Sa liberté. Sa vie était devenue un cauchemar
depuis un temps qu'elle était incapable d'estimer. Au début, elle
avait fait preuve de bonne volonté, désireuse de servir. Après
tout, elle n'avait pas eu le choix.
Ils
l'avaient emmenée parce qu'elle était jeune et en bonne santé.
Le
voyage depuis Nostramo l'avait pourtant rendue malade. À
son arrivée sur le vaisseau de guerre, l'étincelle d'émerveillement
qu'elle ressentait fut soufflée par cet environnement froid rempli
d'automates difformes.
Le
guerrier qu'ils appelaient « Veryn » s'était allègrement
moqué d'elle, au point d'en faire son écuyère personnelle. Tous
les jours, pendant des heures, elle décapait, nettoyait et polissait
les portions d'armure de l'Astartes qui les lui ramenait toujours
plus délabrées. Elle demeurait dans sa cabine crasseuse, les yeux
perdus dans le vide. Quand il arrivait, trempé de sueur, elle devait
l'aider à ôter son armure encroûtée du sang des serviteurs
d'entraînement.
Quand
elle n'allait pas assez vite pour lui, surtout au début, il lui
arrivait de l'attraper par le cou et de la jeter contre un mur.
Elle
avait cru avec le temps que peut-être, il finirait par la remercier.
Ses petits doigts étaient de plus en plus abîmés alors qu'elle
mettait tout son cœur à l'ouvrage en dépit des humiliations et des
coups que lui portait son maître.
Elle
l'avait attendu, une fois, derrière la porte. Préparée et prête à
faire son travail. Pensant bien faire, elle était sortie chercher un
bidon d'eau fraîche et avait rempli deux verres, espérant que cette
fois peut-être, il verrait en elle autre chose qu'une esclave, et
qu'il lui parlerait un peu.
Lorsqu'il
était entré, il n'avait aucunement fait attention à elle. Il
s'était assis, attendant comme à l'accoutumée que son écuyère
commence à déverrouiller son armure. Quand elle s'était approchée
avec son verre d'eau, se forçant à sourire un peu, Veryn l'avait
foudroyée du regard.
-
Tu te fiches de moi ? Avait-il demandé.
L'effroi
qu'elle avait ressenti à ce moment n'avait égalé que la violence
du coup de poing qu'il lui avait asséné. Elle avait heurté le mur
de la cabine avec une telle force qu'elle en perdit conscience
quelques secondes. Quand la douleur la réveilla, elle sentit quelque
chose bouger dans sa bouche, et elle cracha plusieurs dents qui
mêlèrent leur sang à l'eau renversée du verre brisé. Elle n'eût
le temps de lever les yeux que pour voir son maître la regarder avec
dédain.
L'enfer
avait alors commencé.
Ils
l'avaient traînée sans ménagement dans les entrailles du vaisseau,
là où la seule lumière était celle des générateurs à plasma.
La vie ici n'en était pas une, rien n'était vivant, à
quelques rares exceptions. Les automates à qui Veryn l'avait confiée
ne parlaient pas et ne ressentaient rien. Au milieu de la masse
grouillante de serviteurs affairés, elle se sentait plus seule que
jamais.
Après
quelques semaines ou quelques mois, elle n'aurait su le dire, de
travail intensif et de malnutrition, elle commençait à perdre pied
avec la réalité. Aucune interaction, aucune attention, les quelques
membres d'équipage humains lui adressaient à peine la parole. Lors
d'un travail sur un système de dérivation, ses doigts furent brisés
par la fermeture soudaine d'un clapet anti-retour. Elle avait bien
tenté de se dégager, d'appeler au secours, mais personne n'était
venu. Elle resta ainsi coincée des heures durant, pleurant au milieu
du troupeau de serviteurs qui n'entendaient rien à ses cris.
Un
technicien avait fini par la trouver par hasard, blême et inanimée.
Quand
elle s'éveilla dans le centre de soins de l'équipage, elle mit du
temps à se souvenir de sa mésaventure. Elle voulut porter les mains
à son visage pour se frotter les yeux, mais ses mains n'étaient
plus là. Des membres grossiers, vissés dans ses poignets, les
avaient remplacées.
Ce
qui lui restait de combativité s'effondra, emportant avec lui tout
espoir d'un avenir meilleur. Elle fut renvoyée à son travail peu de
temps après, sans ménagement. Ses chairs n'étaient pas encore
cicatrisées quand elle fut poussée en avant par un serviteur,
insensible comme les autres à toute considération. Elle peinait à
se relever quand ses yeux accrochèrent une paire de bottes qu'elle
ne connaissait que trop bien. Son ancien maître se tenait devant
elle, et il attrapa ses poignets douloureux pour la soulever comme un
jouet. Ce visage cruel pour lequel elle avait fait de son mieux,
qu'elle avait essayé de fissurer pour révéler l'humanité derrière
le monstre, découvrit un sourire sadique alors qu'une chaleur
immense transperçait ses jambes.
Elle
hurlait et pleurait de toutes ses forces alors que l'Astartes
l'emmenait ailleurs dans le vaisseau. Après un voyage d'une éternité
infernale, il la jeta dans une grande salle. Ratatinée et en
sanglots, elle regarda ses jambes pour découvrir avec horreur que
ses genoux avaient disparu, remplacés par des moignons de chair
calcinée.
Ses
pleurs étaient repris en échos par les murs stériles. Elle
laissait son regard dériver, cherchant une quelconque présence
malgré les larmes qui floutaient sa vision. Combien de temps
resta-t-elle ainsi, morte de chagrin et de froid ?
Elle
pensa à ses parents. Comme ils devaient avoir honte d'elle s'ils la
voyaient.
Une
porte s'ouvrit dans le claquement d'un verrou délogé à la charge
explosive. Une forme humanoïde émergea de la fumée dans une
démarche précise, tournant sans arrêt sur elle-même comme pour
chercher une menace.
Elle
déglutit péniblement et voulut dire quelque chose, mais ce qui
sortit de sa bouche ne fut qu'un râle chétif. Le nouveau venu se
tourna instantanément vers elle, approchant à petits pas. Sa
carrure n'était pas celle d'un Astartes, même s'il était plus
grand que la normale. Son armure était marquée par plusieurs
impacts. Des lambeaux de tissus pendaient de sa silhouette boiteuse.
Quand il ne fut plus qu'à quelque pas, elle put voir son visage. Il
était recouvert de sang et barré de cicatrices profondes qui
lézardaient sur ses traits. Sa fatigue et sa concentration se
lisaient dans ses yeux, du même gris bleu que le ciel de Nostramo.
Son
cœur monta dans sa poitrine et ses sanglots reprirent de plus belle,
rendant à sa voix le timbre enfantin qu'elle avait depuis longtemps
perdu.
-
Halek...
Il
avait scanné tous les secteurs de la pièce avant de s'avancer vers
le corps larmoyant étendu sur le sol. Tous ses instincts hurlaient
au piège, à l'appât, mais pour une raison qu'il ignorait
totalement, il continuait d'avancer.
Le
corps en ruines qui se trouvait là était maigre comme la mort. En
lieu et place de mains se tenaient des pinces grossières. De ce qui
restait de ses jambes montait une odeur de viande brûlée. Son
visage creux, aux cheveux rasés, était marqué par des cicatrices
en tous genres et sa peau avait une teinte maladive.
Son
regard croisa celui de la créature. Celle-ci sembla alors pleurer,
dans une parodie de tristesse. Il était en train de se demander où
était le piège quand elle prononça son nom. Le choc lui glaça le
sang.
-
Celyne ?
Le
son d'une porte le tira des pensées horribles qui commençaient à
pulluler dans son esprit.
Que
lui était-il arrivé ?
Qui
l'avait amenée ici ?
Pourquoi ?
Une
sourde appréhension grandit en lui comme les pas blindés et le
grondement des armures énergétiques se rapprochaient. Corten et
Lebian vinrent se tenir sur l'estrade au-dessus de lui. Derrière eux
se tenait un Astartes qu'Halek n'avait encore jamais vu, au visage
mauvais et couturé de cicatrices. La voix puissante du Chapelain
résonna dans la salle.
-
Initié Numéro Neuf. Tu as passé avec succès toutes les étapes de
ton épreuve. Ton dernier défi sera celui qui scellera à jamais ton
lien avec la 8ème légion, ou constatera ton échec. Cette esclave a
commis une faute grave dont le prix à payer est la mort.
Halek
sentit quelque chose se briser en lui. Son regard accrocha celui de
l'Archiviste, qui l'avait sans doute senti lui aussi. Pour la
première fois, il doutait. Il doutait de tout.
Dans
le raclement de ses chenilles métalliques, un serviteur roula depuis
la porte opposée, portant une arme qu'il tendit à l'initié. Halek
regarda l'engin avec dégoût. Son canon ventilé et son réservoir
étaient reconnaissables entre mille. Il retint un haut-le-cœur de
toutes ses forces. Le regard vide, il tendit une main réticente vers
le lance-flammes.
-
Rend la sentence, fils de Nostramo. Purifie par le feu, la pitié qui
inonde ton âme ! Ordonna Corten.
L'initié
prit l'arme à deux mains, allumant la tête enflammée qui prit vie
instantanément, dans un son feutré.
Il
approcha doucement de ce qui restait de Celyne, tremblant alors que
son esprit livrait une guerre pleine de contradictions, mais il était
trop tard.
Bien
trop tard...
Rien
ne pourrait plus changer maintenant.
Halek
parla d'une voix calme, sur le ton le plus chaleureux qu'il ait
employé de sa vie. Il réalisa que jamais auparavant, il ne lui
avait parlé comme ça.
Il
se détesta aussi sûrement qu'il détesta sentir des larmes monter
dans ses yeux. Elle lui avait sauvé la vie...
-
C'est pour le mieux... murmura-t-il d'une voix tremblante.
Celyne
hocha faiblement la tête. Elle rassembla ses dernières forces pour,
de ses traits trop jeunes, dessiner un sourire bienveillant sous ses
yeux noirs baignés de larmes. Sa voix était résignée et
frémissante.
-
Ne m'oublie pas, s'il-te-plaît...
Son
cri fut aussi aigu que bref.
Le
jet de flammes la carbonisa instantanément, et une fumée puante
monta en une gerbe sinistre vers le plafond. Halek maintenait le
doigt crispé sur la détente comme s'il avait le pouvoir d'effacer
un mauvais rêve. Alors qu'il fixait le brasier, il essaya de se
convaincre que c'était la chaleur qui le faisait pleurer.
Lebian
était concentré sur l'initié, sentant le conflit et la tristesse
se mêler à la rage et à la haine. L'épreuve était réussie. Il
jeta un œil derrière lui à l'attention du Premier Capitaine. Ce
dernier demeura impassible. Contre toute attente, ce fut Corten qui
parla.
-
Croyez-vous qu'il faillisse, Lebian ? Demanda-t-il à voix
basse.
L'Archiviste
prit une seconde de réflexion.
-
Non, Premier Chapelain. Il sera ce que notre Père attendait de nous.
Les passions les plus violentes naissent dans la douleur.
Halek
avait baissé son arme vide et, d'un pas peu assuré, était venu se
mettre au garde-à-vous face à ses maîtres, les doigts resserrés
sur son cœur. Sa voix puissante traduisait une assurance forcée.
-
Initié Numéro Neuf, à vos ordres, messeigneurs.
La
chaleur du feu lui brûlait le dos, mais il n'en avait cure.
-
Initié, répondit Corten d'une voix forte. En cette nuit d'épreuves
tu as démontré tes talents et ta capacité à semer la mort. Par le
passé, tes actes et tes décisions en tant que chef de section ont
aussi prouvé ton sens tactique et opérationnel. Sous le regard du
Premier Capitaine de la 8ème légion, nous te baptisons Astartes et
t'accordons le privilège de recevoir le patrimoine génétique de
notre Père, Konrad Curze. Puisses-tu, par tes actes et tes paroles,
garantir la pérennité de ses enseignements et porter le combat
au-devant de ses ennemis jusqu'à la nuit de ta mort.
A
partir de maintenant, personne ne te connaîtra plus sous le nom
d'Halek ni de Numéro Neuf. Après concertation, l'Archiviste Lebian
et moi-même avons convenu que chacun d'entre vous recevrait un nom à
la fois terran et nostramien pour que jamais vous n'oubliez ce que
nous vous avons appris ni ce que vous avez vécu dans ce vaisseau.
Le
Chapelain marqua une pause, le temps de jeter un bref regard à
Lebian, qui acquiesça. Il ramena ses yeux sur l'initié, et sa voix
tonna plus fort encore, résonnant contre les parois d'acier.
-
Cineris Vytraan, fils de Nostramo, nous te reconnaissons.
Le
Chapelain et l'Archiviste recourbèrent leur main sur leur poitrine.
-
Ave Dominus Nox.
Celui
qui avait été Halek répondit au salut de ses anciens maîtres,
avant que ne monte dans la salle un ricanement authentiquement
cruel.
Il
n'avait pas échappé à l'initié que ce nouveau nom était la
traduction du mot cendres, et encore moins au Premier
Capitaine.
-
Un nom approprié, Premier Chapelain, ricana Sevatar en tournant les
talons.